Retour d’acide critique

par Didier Péron et Eric Loret
publié le 10 novembre 2011 à 11h41

Au cours des dernières années, un paradoxe a vu le jour, révélé par Internet. On a cru un moment que la critique de cinéma n'allait bientôt plus être qu'une constellation d'étoiles et de «j'aime-j'aime pas» des réseaux sociaux, tendance portée par une défiance historique à l'encontre de la critique officielle (celle des Cahiers, de Positif et des «médias de référence») et accentuée par le site désormais en position dominante Allociné. Finalement, ce n'est pas le cas. Le Web a également vu se développer des sites et des blogs d'analyse à l'ancienne, une fièvre de discours et d'échanges sur le cinéma : Critikat.com , Cineklectic.wordpress.com , Louvreuse.net , Independencia.fr , Senscritique.com , etc.

Comment ne pas être surpris, en surfant sur Allociné, de découvrir sous certains avatars plus de 1500 posts, certes plus ou moins rédigés au fil du clavier, mais qui articulent des points de vue singuliers et souvent tranchés de spectateurs-consommateurs avalant de la projo en dégainant tous les jours ou presque leurs cartes illimitées ? Coups de gueule, lambeaux d’articles ou thèses de troisième cycle, en fouillant, on trouve de tout.

Le modèle roi reste cependant, à travers le système des notes et des étoiles, celui du consumérisme de masse, dont le philosophe Adorno écrivait jadis que ce qui importe aux fans «est la sujétion en tant que telle, l'identification. […] Le fait d'être ravis de quelque chose qu'ils croient avoir en propre les console de leur existence pauvre et dépourvue d'images» («Mode intemporelle», 1955). Aimer un film en distribuant des bons points ne se rapporte plus au contenu ou au sentiment qu'on éprouve, mais traduit la simple joie de la participation à l'événement marchand. Et les notes sont devenues un instrument marketing au point que «quatre étoiles Allociné» vaut plus que toutes les appréciations critiques et tous les plans tirés sur la comète du marketing aux abois.

Les reproches récurrents adressés à la «critique professionnelle» ? Trop lisse, vendue au système, consanguine, sectaire, trop référencée et intimidante, se regardant écrire. On est habillés pour l’hiver. Ce discours émane aussi bien des vrais poujadistes que des aspirants critiques. De manière assez décourageante, l’antienne de l’incompatibilité critique-public a donc survécu à la généralisation de l’accès au discours, à l’enseignement de la critique dans les universités et à l’effort des «professionnels» pour sortir du snobisme ultracinéphile. Rien n’y fait, la critique de cinéma reste un lieu de lutte pour la légitimation du goût personnel.

Dans le documentaire Tous critiques , de Jean-Jacques Bernard et Julien Sauvadon ( consultable en streaming ), où s'expriment de nombreux blogueurs, on est frappé par la quête d'une excellence dans l'expertise, toujours invoquée, jamais assouvie, comme si pouvait se déterminer absolument la valeur d'une œuvre, comme si l'on pouvait devenir le meilleur critique du monde.

Peut-être cette tension, après des années de macération silencieuse, est-elle riche d’élaborations fertiles, de discours alternatifs. Les affrontements d’opinions peuvent enfin émerger par-dessus l’épandage pub qui vise à tout mettre à niveau. Mais quelle que soit la qualité d’écriture et d’argumentation des uns et des autres, la distinction s’opérera au final parmi ceux qui échappent aux pressions d’une industrie du cinéma riche et qui commence à peine à se pencher sur Internet. Car, si les blogueurs jouissent encore d’une certaine liberté, quelques-uns sont déjà choyés par les distributeurs, qui en font les fers de lance du buzz.

Paru dans Libération du 9 novembre 2011

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus