Pascal Nègre, le grand frère qu'il ne faut pas écouter

par Sophian Fanen
publié le 17 janvier 2012 à 13h42
(mis à jour le 19 janvier 2012 à 13h16)

Qu'on se le dise, le Pascal Nègre 2012 est chaud patate! En pleine forme, le PDG d'Universal Music France vendait sa soupe hier matin dans Les Echos comme d'autres des mérous jaunes à Rungis, sans que les deux journalistes qui l'ont interviewé ne rebondissent sur une seule des approximations avancées. Allons-y donc, ça fait toujours plaisir.

«En 2011, en France le marché de la musique va encore connaître une baisse, mais elle sera limitée à -3%, -3,5%.»

Faux. L'Observatoire de la musique, institution de référence dans le domaine en France, n'a pas encore fini de compiler ses données pour l'année écoulée, mais selon les chiffres partiels publiés par le Snep, le Syndicat national de l'édition phonographique (qui est un lobby et publie en général des chiffres plus positifs que l'Observatoire), le recul du marché hexagonal était de 5,6% à la fin du troisième trimestre 2011. Un recul qui, il est vrai, a diminué depuis les années noires du secteur.

«Aux Etats-Unis en revanche, nous assistons à un clair retournement de la situation et ce n'est pas un épiphénomène. Ils font + 50% sur les ventes digitales surtout grâce à iTunes et Amazon.»

Faux. Il est vrai que, pour la première fois, la musique dématérialisée s'est plus vendue que les CD et vinyles aux Etats-Unis en 2011. Mais le marché digital n'a en aucun cas progressé de 50%. Pascal Nègre tire probablement son chiffre de la part en volume des ventes digitales dans le marché global de la musique outre-Atlantique, qui était de 50,3% en 2011. Pour la première fois, on a donc vendu plus de musique via Internet (digital + formats physiques vendus en ligne) qu'en magasin aux Etats-Unis. Selon le bilan annuel de Nielsen Soundscan , le marché en ligne (chansons à l'unité, albums en digital et albums en physique) est en progression de 18,31% en un an, tandis que le CD recule de 5,7% et le vinyle progresse de 36,3%. Mais encore une fois, il s'agit du nombre d'actes d'achat: en 2011, le CD, même moribond, représente toujours la majorité des revenus de la musique aux Etats-Unis comme en France.

Lors du record store day 2009 aux Etats-Unis. Cette journée, pour laquelle sortent des disques en édition limitée, a été créée pour relancer les magasins. Photo Freelosedirt CC BY SA

«Un Suédois sur neuf a souscrit un abonnement à la plate-forme de musique en ligne [Spotify].»

Oui, mais... Spotify fait très fort dans son pays de naissance, mais Pascal Nègre exagère. Le point sur lequel il a raison, c'est que, selon une étude ( .PDF en suédois) relayée ici en anglais, 85% des Suédois âgés de 16 à 25 ans étaient inscrits sur Spotify mi-2011. Ce qui, à partir de la pyramide des âges suédoise fournie par l'université de Sherbrooke, au Québec, ferait effectivement 11,5% de la population suédoise fin 2010, donc une personne sur 9.

Sauf que la même étude nous apprend aussi que seuls «55% se connectent tous les jours» . L'étude source étant en suédois, impossible d'aller retrouver le détail du décompte, mais si l'on considère qu'il s'agit de 55% des 16-25 ans, le nombre de jeunes utilisateurs réguliers du service de streaming tombe à 7,46% du pays en 2010, tandis que l'hypothèse basse (55% des 16-25 ans inscrits), donne 6,34%. C'est déjà beaucoup, et le nombre d'abonnés augmente encore aujourd'hui, mais on est assez loin d'un Suédois sur neuf.

«La France est dans un système mixte avec des ventes par téléchargement en progression d'environ 15% en 2011.»

Faux. On revient aux chiffres fournis par le Snep (qui sont des données brut hors taxes), selon qui, même en cumulant les albums, titres, sonneries de téléphone et vidéos musicales, les ventes à la carte dans la sphère numérique (ordinateurs et terminaux mobiles) n'augmentaient que de 6,7% au troisième trimestre 2011.

«Deezer [...] compte déjà 2 millions d'abonnés environ [en France].»

Mouaif. Deezer avait 1,5 million d'abonnés payants en France fin octobre 2011 selon son directeur général Axel Dauchez, ici sur France Info et là dans Les Echos . Un chiffre à relativiser, puisque, toujours selon Axel Dauchez, 1,38 million de ces abonnés payants le sont via leur forfait Orange, ce qui ne veut pas dire qu'ils utilisent le service.

La page d'accueil de Deezer ce matin.

[En 2011], la progression dans le digital devrait atteindre de 20 à 25% et représenter 25% du marché.

Vrai (youhou!!). Merci le Snep, selon qui, à la fin du troisième trimestre 2011, «la part de marché du numérique [s'établissait] à 24,6%, contre 18,9 % en 2010» .

«Depuis le début de la crise, la production de disques français a été divisée par deux.»

Vrai, mais biaisé. Le rapport 2010 du Snep sur le sujet est clair: le nombre d'albums et de singles commercialisés en France par les (à l'époque) quatre majors du secteur est en recul depuis 2003. Sauf que les indépendants produisent beaucoup d'albums qui ne sont pas comptés ici, sans parler des auto-productions qui trouvent, grâce à Internet, une diffusion nettement plus importante qu'il y a 15 ans. Aux Etats-Unis, toujours selon le baromètre de Nielsen Soundscan , qui prend en compte majors et indés, «76875 nouveaux albums ont vendu au moins un exemplaire en 2011» , contre «un peu plus de 75000 en 2010» . Les chiffres manquent donc en France, mais dire qu'on produit moins de musique à cause des méchants pirates est un raccourci.

«En France, on peut dire que grosso modo 2,2 millions de visiteurs uniques ont quitté le peer-to-peer. Nous avons eu 800000 visiteurs de plus sur streaming et 1,2 million sont arrivés sur les sites payants de téléchargement.»

Ouh la ! Interrogé sur ces chiffres ésotériques, Pascal Nègre indiquait hier soir qu'ils proviennent d'une étude de l'institut Nielsen. Ce rapport, il est ici ( .PDF ) et nous en parlions en novembre. Selon ses conclusions, en mai 2011, le peer-to-peer avait perdu «1,2 million d'usagers depuis l'envoi des premiers mails d'avertissement» d'Hadopi (en octobre 2010), soit une baisse de 20% environ. Admettons que cette mutation des usages ait continué dans l'année pour atteindre les 2,2 millions d'internautes détournés de la technologie peer-to-peer, mais à aucun moment il n'est dit que ces internautes se sont répartis harmonieusement vers les sites payants. Vu le succès de Megaupload , qui a annoncé +35% de fréquentation en douze mois en 2010 en France, la réalité est sans doute plus compliquée que celle dépeinte par le PDG d'Universal Music France.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus