Nessma, défense d’offenser

par Elodie Auffray
publié le 18 novembre 2011 à 10h31
(mis à jour le 18 novembre 2011 à 11h51)

Dans un coin, cinq horloges indiquent l'heure à Tunis, Rabat, Alger, Tripoli et Nouakchott : 20 heures. Arbeya Cheikh, la toute jeune présentatrice, s'avance sur le plateau et annonce, debout façon M6, le sommaire du JT. Le décor blanc, ultralumineux, est tout neuf. Il y a deux mois encore, ce bout de hangar, dans la banlieue de Tunis, abritait la cuisine de la Star Academy Maghreb, émission qui a propulsé Nessma TV dans le paysage médiatique nord-africain en 2007. Mais c'est un tout autre programme qui mène aujourd'hui la télé tunisienne en justice.

Avec la révolution, la chaîne satellitaire a en effet quitté le tout-divertissement pour s'essayer à l'actu et aux débats politiques tunisiens, dont le pays raffole depuis la chute du régime Ben Ali. Mais la campagne électorale a été houleuse pour Nessma (la «brise» en arabe dialectal). Le 7 octobre, à deux semaines des élections, la télé organise une soirée-débat sur l'intégrisme religieux et projette Persepolis , le film d'animation de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud. Ce n'est pas le récit de la dérive vers un régime religieux, mais une courte scène qui fait scandale : la petite héroïne s'y représente Dieu dans un rêve, une personnification proscrite par l'islam. L'extrait, aussitôt propagé sur Facebook, indigne bon nombre de Tunisiens, de toutes tendances.

Lors d'une première manifestation, des extrémistes tentent d'attaquer le siège de Nessma. Une semaine plus tard, des milliers de personnes défilent pacifiquement à travers le pays. Ce soir-là, la villa du PDG, Nabil Karoui, est saccagée. Le personnel, pris à partie, a encore du mal à travailler dans certains quartiers populaires et certaines régions. Karoui, qui a fini par s'excuser, comparaîtra aujourd'hui (1) devant le tribunal de Tunis pour deux délits de presse, notamment l'offense envers les cultes. À ses côtés, le chef de la cellule de visionnage de Nessma et la présidente de l'association Images et paroles de femmes. Le premier pour avoir laissé passer. Mais, défend Karoui, «le film avait reçu le visa du ministère de la Culture, il avait déjà été projeté dans des festivals» . La seconde pour avoir fourni le film, doublé en dialecte tunisien -- un fait inédit : la traduction, partisane selon plusieurs sources, a alimenté le sentiment d'une attaque délibérée.

Manifestation à El Kef, en Tunisie, contre Nessma, le 14 octobre. Photo Corentin Fohlen - Fedephoto

Un collectif d'une centaine d'avocats, parmi lesquels des islamistes, s'est porté partie civile. «Il faut que les médias sachent quelles sont les lignes rouges» , plaide Anouar Ouled Ali, le président des Jeunes avocats, à l'origine de la plainte. De son côté, Nabil Karoui a trouvé des soutiens mous. Tout le monde a condamné la violence, mais le parti islamiste Ennahda et plusieurs formations progressistes ont aussi appelé au respect de la religion. Même les contre-manifestations en faveur de la liberté d'expression n'ont jamais pris le parti la chaîne. «Nous défendons sans concession la diffusion de Persepolis. Ça fait partie du droit à la liberté d'expression, même si cela choque certains. Mais Nabil Karoui, en présentant ses excuses, a montré qu'il ne défendait pas un idéal. Il n'a même pas vu le film !» , regrette Olivia Gré, responsable du tout nouveau bureau de Reporters sans frontières à Tunis. «Quoiqu'on pense de Nabil Karoui , poursuit-elle, toute cette affaire soulève l'inquiétude de voir, à l'avenir, la religion devenir une nouvelle ligne rouge en Tunisie.»

La chaîne et son patron ont toujours suscité la controverse. Publicitaire de métier, Nabil Karoui a d'abord fait fortune dans la communication. Profitant d'une faille juridique pour lancer Nessma en 2007, l'homme d'affaires a, deux ans plus tard, reçu le visa du régime, à condition de ne pas parler politique. Mediaset, le groupe de Berlusconi, et Quinta Communications, celui du producteur de cinéma Tarak ben Ammar -- réputé proche de Ben Ali --, se partagent la moitié du capital. Créée pour contrer l'hégémonie du Moyen-Orient dans l'audiovisuel, Nessma s'est d'abord adressée aux jeunes maghrébins, à la classe urbaine occidentalisée. Depuis ses débuts, la chaîne casse les codes et joue la carte choc : on y parle le dialecte de la rue -- quand la télé nationale reste à l'arabe classique --, on y dit même quelques gros mots. Nessma diffuse débats et reportages sur la sexualité. Son talk-show Ness Nessma, le premier du genre au Maghreb, fait épisodiquement scandale. «Dans le divertissement, Nessma a essayé de sortir du carcan moralisateur , reconnaît le spécialiste des médias Riadh Ferjani. Mais ils manquent de déontologie journalistique.» De «délicatesse» aussi, juge un professionnel : «Dans leur nouvelle émission de débats sur la pensée islamique, ils invitent des spécialistes qui disent que le Coran a été écrit par un homme ou qu'il est un appel à la laïcité.»

Nessma sait pourtant ménager les sensibilités, vante Nabil Karoui : «Quand on diffuse Plus Belle la vie, [le feuilleton de France 3, ndlr] on retire les scènes où deux hommes s'embrassent.» Pour la Star Ac, il a fallu concevoir une mise en scène où, au coucher, un chaperon venait séparer filles et garçons. «Nous n'avons pas de Conseil supérieur de l'audiovisuel comme en France, nous devons faire notre propre ménage. Je connais les tabous de nos sociétés et je les respecte» , dit l'homme d'affaires qui assure n'avoir «jamais voulu faire de la provocation. J'ai un gros média, je veux être le plus consensuel possible» . D'ailleurs, si c'était à refaire, il couperait la scène incriminée de Persepolis, «bien sûr» .

(1) Mise à jour 18 novembre :

Le procès du patron de Nessma TV a été reporté, indique l’AFP. Ouvert dans la cohue, le procès a été ajourné après un peu plus d’une heure de débats, à la demande des avocats de la défense et de la partie civile. La prochaine audience a été fixée au 23 janvier. La séance, qui s’est tenue dans une petite salle bondée, a été émaillée d’altercations entre les avocats. Le PDG, Nabil Karoui, encourt jusqu’à trois ans de prison.

Paru dans Libération du 17 novembre 2011

De notre envoyée spéciale à Tunis

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