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Libération

MegaUpload : la casse aux trésors

par Sophian Fanen
publié le 24 janvier 2012 à 16h33
(mis à jour le 25 janvier 2012 à 21h30)

Comment va-t-on se souvenir de ce moment dans quelques années? La grande catastrophe? La grande glaciation? Depuis la fermeture de MegaUpload, jeudi dernier, suivi depuis quelques jours par la débandade de nombreux services similaires (FileServe, FileSonic...), les liens morts gisent par dizaines de milliers dans les blogs du monde entier.

On ne va pas pleurer ici la discographie complète de Lady Gaga, qui refera de toute façon surface et appartient à un autre débat. Mais combien d'albums de rock psychédélique japonais, tirés à 30 exemplaires en vinyle et un jour numérisés par quelques fans avec pour seule envie de faire partager leur passion? Combien de VHS récupérées au fond d'un vidéo club en liquidation ou dans un vide-grenier de banlieue, des films de seconde zone sauvés de l'oubli pour le meilleur ou pour le pire et archivés en ligne via les serveurs de MegaUpload et compagnie? Au-delà des questions juridiques, politiques ou économiques, c'est un vaste pan de la mémoire culturelle internationale depuis longtemps délaissé par les éditeurs qui a été déconnecté et dort aujourd'hui dans des serveurs inanimés. Un travail de conservation jusqu'ici plutôt respecté par les ayants droit, les blogs de raretés n'étant peu ou pas visés par des procédures judiciaires dans le monde.

Il a fallu quelques jours pour que chacun fasse le point sur les dégâts et sèche ses larmes. Puis on a commencé à voir les blogs réagir, de façon diverse.

Chez Smutshake Cupcake.

«Oui, j'utilisais MegaUpload. Non, je n'ai pas prévu de ré-uploader quoi que ce soit» , lâche celui qui se fait appeler Tabayo Yatukishi sur Smutshake Cupcake , sous un logo montrant un homme en train de se faire sepuku . Yatukishi postait sur ce blog (et sur d'autres ) des disques de pop ou de rock asiatique introuvables dans le commerce en France et bien souvent absents des sites de streaming légaux. Ses archives restent en ligne, mais les liens de téléchargement sont pour beaucoup brisés aujourd'hui.

« Ici gît Holyfuckingshit40000, affiche pour sa part Tolkkii sur son blog , qu'il a carrément vidé de tout son contenu. Ma plus sincère gratitude à tous ceux qui ont contribué à cet âge d'or du partage de musique. On en a bien profité quand même, non?»

Chez Prog Mundo , un blog mexicain spécialisé dans le rock progressif de tous horizons, c'est «au moins 500 disques qui ont disparu» et qui ne seront pas tous repostés. Chez Mutant Sounds, site de référence pour tous les amateurs de raretés expérimentales (psychobilly italien en vinyle, electro américaine uniquement publiée en cassette dans les années 1980...), la colère est affichée, quitte à oublier de réfléchir sur le système MegaUpload.

Chez Holyfuckingshit40000

«Maintenant que les méchants corporatistes de notre “ministère de la Justice” ont jugé bon de nous punir en détruisant MegaUpload (et avec lui de larges pans du contenu de ce blog, y compris des centaines de titres des débuts de Mutant Sounds qui avaient récemment été ré-uploadés sur MegaUpload), je m'arrête afin de faire le point sur la meilleure façon de sauver notre contenu.»

Parmi les blogs de cinéma, la fermeture la plus remarquée cette semaine est celle de la Caverne des introuvables , véritable mine spécialisée qui revendiquait la «centralisation participative de films hors commerce, rares ou épuisés» , promettant de les retirer de ses pages en cas de réédition.

Au-delà de la «simple» fermeture de MegaUpload, son cas révèle une crispation mêlée de peur dans le milieu des blogs de partage responsable. Acromega, le tenancier de la Caverne, explique ainsi à Ecrans.fr que c'est «un contexte général défavorable» qui l'a poussé à mettre la clé sous la porte et à supprimer ses archives. «Un ami plutôt bien informé m'a prévenu qu'il était possible que le gouvernement fasse quelques coups d'éclat avant les élections, pour profiter de l'effet médiatique de la fermeture des serveurs et prouver l'utilité d'Hadopi. Comme la politique française en matière de partage va peut être changer radicalement d'ici moins de 100 jours, nous n'avons pas envie de servir de cible de dernière minute et faire la promo de Sarko. [...] Je n'ai pas de tristesse vis-à-vis de la disparition de MegaUpload, c'est un monstre engendré par les premières lois anti-partage. C'était une entreprise purement commerciale visant à remplacer le système gratuit peer-to-peer qui avait été mis en cause.»

Le choc n'est pas moindre parmi les habitués des blogs underground. Davidfromlille fréquentait régulièrement My Duck is Dead , un site dédié au cinéma bis, peuplé de Blood of Fu Manchu et autre Colossus of New York , mais aussi de vintage érotique. Tous les films, documentés et proprement archivés, y étaient conservés sur FileSonic et sont donc désormais perdus jusqu'à nouvel ordre...

«Je venais y découvrir un cinéma d'exploitation qui n'est pas distribué par les éditeurs français (je peux le comprendre),

nous explique-t-il aujourd'hui.

[Ce cinéma] n'intéresse pas les chaînes de télévision, à part le cinéma trash qui passait sur Arte en troisième partie de soirée! Sur My Duck is Dead, j'ai découvert des films incroyables de toutes les nationalités, des petits chef-d'œuvres injustement tombés dans l'oubli, des réalisateurs comme Amando de Ossorio, Jean Rollin, Jess Franco, Enzo G. Castellari, etc. Tout ces films qui ont connu l'age d'or de la VHS...»

Une fois passé l'anéantissement, que faire aujourd'hui? Certains blogs ont tout simplement fermé, d'autres ont commencé à reposter sur MediaFire sans trop y croire. «On repartira encore de zéro si MediaFire et les autres services sont fermés dans une semaine ou un an» , prévient Tore Stemland, un Norvégien qui postait sur Paranoia is Freedom des chansons avec l'autorisation des artistes et maisons de disques: démos offertes, albums en libre accès, etc. «En faisant ce travail, j'ai l'impression de faire partie d'un grand mouvement de défense de la musique comme une composante de la liberté d'expression face à des actions anti-piratage organisées comme une bonne vieille chasse à l'homme de cow-boys: on tire d'abord, on pose les questions ensuite. Dans ce combat, j'espère que mes fichiers me survivront. Mais face à toute cette censure sur Internet, mes espoirs s'amenuisent de jour en jour.»

Reste la solution du retour au peer-to-peer, par principe communautaire et indestructible, mais qui a un défaut majeur pour des œuvres méconnues et donc peu partagées: il faut souvent attendre des jours entiers avant que les deux personnes dans le monde qui possèdent le film ou le disque convoité se connectent. Pour des fichiers rares, le direct download a l'indéniable avantage de rendre toutes les œuvres égales en terme de disponibilité. Mais son âge d'or semble bel et bien terminé.

En France, alors que le débat sur l'Hadopi est relancé en pleine campagne présidentielle, Acromega, de la Caverne des introuvables, souhaite «une licence globale qui profite aux artistes et permet le partage, qui est l'une des fonctions essentielles de l'Internet qu'on aura bien du mal à stopper à coup de législations techniquement absurdes, coûteuses et inefficaces» . Davidfromlille parle quant à lui d'un «hébergeur privé (avec un abonnement raisonnable), quelque chose de plus confidentiel qui ne fait de tort à personne. Peut-être un système comme le torrent mais en plus confidentiel, reservé à une communauté de passionnés.»

Voilà le risque principal désormais: que les diverses communautés de passionnés, que ce soit de films de vampires lesbiens ou de pop sixties d'Asie du Sud-Est, se replient dans des newsgroups fermés alors que les dix dernières années avaient imposé à la culture en ligne un esprit partageur, à la disposition de tous les curieux de passage. Un processus qui est parfaitement décrit par le critique britannique Simon Reynolds , dans un passionnant ouvrage à paraître en France: Retromania . «Par le passé, être collectionneur revenait à dire: "Je veux mettre la main sur quelque chose que personne d'autre ne possède." À l'heure de l'essor des blogs sharity [les blogs de partage de raretés, ndlr], le discours est devenu le suivant: "Je viens de mettre la main sur quelque chose que personne d'autre ne possède, et je vais sur-le-champ la rendre disponible pour TOUT LE MONDE."»

Les mois qui viennent diront si cet esprit peut continuer à exister durablement sur Internet, ou si le combat d'une industrie pour protéger ses productions ultra rentables se fera au détriment d'une partie de la mémoire collective.

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