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Mathieu Triclot : «J'ai eu envie d’écrire ce livre parce que je suis joueur»

publié le 26 mai 2011 à 17h42
(mis à jour le 27 mai 2011 à 12h40)

De Space Invaders à la 3D, quelle est l'expérience philosophique des jeux vidéo ? C'est ce que le philosophe Mathieu Triclot propose de découvrir dans son livre Philosophie des jeux vidéo (Éditions Zones). Il a répondu aux questions des internautes sur Liberation.fr.

Nicolas. En tant que philosophe, votre avis sur le sujet m'intéresse beaucoup. Le jeu vidéo est-il un art selon vous ?

_ Mathieu Triclot. Oui, c'est une question qui est très débattue, puisqu'on en entend souvent dire puisque ce sont des jeux, ça ne peut pas du tout être un art. Dans les arts, il s'agit pas de gagner ou de perdre. En ce qui me concerne, je pense qu'il s'agit d'une forme esthétique majeure.

Dodcoquelicot. Quel peut bien être l'expérience philosophique qu'un jeu vidéo peut apporter ? Ne sont-ce pas, après tout, que des jeux ?

_ Je ne suis pas à la recherche d'une expérience philosophique spéciale dans les jeux. Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre les jeux vidéo comme une forme d'expérience. Ce que j'appelle de l'expérience instrumentée avec l'ordinateur, avec l'écran. Je cherche à comprendre ce que cela fait que de jouer à un jeu vidéo. Quelle est cette forme de vie à l'écran qui s'y déploie?

Will. A quel jeux jouiez-vous quand vous est venue l'idée d'écrire ce livre? Comment vous en venue l'idée?

_ Effectivement, j'ai eu envie d'écrire ce livre parce que je suis joueur. J'ai commencé à écrire le livre en juin dernier. Je ne sais plus précisément à quel jeu je jouais à cette époque, parce que je joue à beaucoup de jeux. Mais pour m'identifier parmi les gamers, j'ai beaucoup joué à ce qui s'appelle les FPS - les jeux de tirs en première personne - J'ai joué dans plusieurs équipes, ça a été une de mes plus grandes passions.

Patate. Il me semble évident qu'il y a dans le jeu vidéo une projection du corps propre. Ainsi, dans nos premiers pas dans un nouveau jeu, dans un FPS par exemple, on teste nos «possibles» : on tire dans les murs, dans les lampes. Comment la philosophie analyse-t-elle ce «phénomène» ?

_ C'est exactement ce genre d'analyse que j'essaye de produire. Je compare l'effet de la vue FPS en première personne, au cinéma et dans les jeux. Et aussi bien au cinéma que dans les jeux, la vue en première personne s'accompagne d'un sentiment de désorientation. Mais dans les jeux vidéo, ce sentiment appelle l'action, appelle la mise en mouvement des personnages.

Glasz. Vous insistez sur le fait que le jeu video n'est pas un cinéma augmenté, ce que je peux comprendre. Mais ne peut-on pas dire que, comme le cinéma, art impur qui se nourrit d'autres disciplines, le jeu video emprunte, ou englobe le cinéma pour en faire autre chose?

_ En fait, il existe aujourd'hui une sorte d'idéologie du jeu vidéo, qui explique que le jeu vidéo c'est mieux que le cinéma, parce que c'est du cinéma plus de l'immersion. Le cinéma dont on serait le héros. En réalité, je crois que cinéma et jeux vidéo fonctionnent sur des principes très différents, et produisent des formes d'engagement dans les images qui ne sont pas du tout les mêmes. Je ne pense pas que le jeu vidéo englobe le cinéma, je pense que c'est autre chose. En admettant que la réalité virtuelle se développe, ce sera encore autre chose que le jeu vidéo, avec un autre rapport à l'image.

Zialigo. Est-il possible, qu'un personnage de jeu vidéo prenne vie pour le joueur? Que le personnage fictif développe une personnalité totalement différente sans «permission» de la part du joueur humain?

_ J'aimerais bien, ça serait beau... C'est vrai qu'il existe aujourd'hui une tendance intéressante dans les jeux de rôles sur ordinateur, où le but est d'inventer un personnage, d'inventer sa propre histoire à travers le jeu. Et à ce moment-là le joueur ressemble peut être à l'acteur au théâtre qui essaye de produire une performance la plus riche, la plus belle possible, la plus émouvante.

Zialigo. Il y a-t-il, selon vous, une limite que le jeu vidéo ne doit pas franchir?

_ Oui. C'est une question récurrente que celle de la violence des jeux, de leur machisme. Il existe de fait des jeux atroces. J'hésite même citer les noms... Mais pour prendre quelque chose de très loin dans l'histoire, un jeu sur la première console Atari «Custer's Revenge" où le joueur devait violer une indienne. Là, le dégoût est universel!

Il y a aussi des jeux que je n'aime pas du tout personnellement, je pense à une série comme «Call of duty»» que je trouve violente, inutilement violente. Ce n'est pas la violence en soit qui est un problème, mais le fait que le jeu n'en fasse rien, ne prenne aucune distance.

Hulab. Vous considérez-vous comme un geek? c'est quoi pour vous un geek?

_ Oui, je suis un geek. Je pense qu'être un geek c'est entretenir une passion pour les machines informatique, et pour la culture qui va avec.

Sébastien. «Tron» ... «Matrix»... Bref, j'ai la nette impression qu'on joue toujours aux même jeux. Est-ce la technologie qui fait progresser le jeu ou est-ce le jeu qui fait progresser la technologie?

_ Il faut se décoller du présent. Si on regarde l'histoire longue des jeux vidéo, ce qui est indispensable pour les comprendre, il y a de grandes transformations. Par exemple, on ne joue pas sur les machines universitaires des années 60, comme on joue sur les bornes d'arcades des années 70, ou sur les consoles de salon. Ce que je cherche à comprendre, ce sont les régimes d'expériences du jeu, la technologie importe, mais ce n'est pas le seul facteur. On ne joue pas dans un salle d'arcade comme on joue dans son salon ou dans son bureau. C'est une affaire de lieu, d'espace, et pas strictement de technique.

Gnouros. Les jeux vidéo sont un objet inattendu pour la philosophie ! comment légitimer ce genre de recherche dans le frileux monde universitaire ?

_ Je pense que nous vivons un tournant sur le plan de la légitimité. Il y a actuellement une jeune génération de chercheurs en France, ou dans le monde anglo saxon, qui produisent des travaux d'une très grande qualité sur les jeux vidéo. Ce livre n'est pas un objet isolé. Ce manque de légitimité des jeux vidéo est aussi un piège, puisqu'on aura tendance à vouloir les défendre à tout prix. Par exemple, je suis très sceptique vis-à-vis de ce qu'on trouve chez Jane McGonigal qui défend dans «Reality is broken» l'idée que les joueurs vont sauver le monde.

Samourai. Comment percevez-vous cette tendance qui consiste à ne reconnaître des qualités au jeu vidéo que quand il commence à se rapprocher du cinéma, comme dans «Heavy Rain» ou «LA Noire»?

_ J'ai peur que ce soit une voie sans issue. Je n'ai ni joué à «Heavy Rain» ni à «La Noire», mais je viens de finir «Red Dead Redemption», et je trouve que le système Rockstar atteint ses limites - la reproduction des westerns dans les cinématiques n'est pas très convaincante. En revanche, la déambulation dans le monde du jeu constitue une expérience magnifique.

Yrais_Schaa. Pensez-vous que le retrogaming soit à défendre ?

_ Oui, bien sûr. Je crois qu'on ne peut pas parler des jeux vidéo sans connaître et pratiquer leur histoire. Mon travail aurait été impossible sans le dévouement, la passion qui habitent ceux qui font du retrogaming. L'industrie se fiche, la plupart du temps, de son passé, il faut saluer absolument le retrogaming.

Erwan. Un livre entier de conversation entre Mario et Socrate, c'est envisageable ?

_ Ça ferait beaucoup. Mario doit rester dans la caverne...

Clim. Etes-vous le tout premier philosophe à philosopher sur les jeux?

_ Sur les jeux, il y a une tradition sur laquelle je m'appuie. Ce sont des noms aussi connus que Johan Huizinga, Callois, et Henriot... Il y a d'autres philosophes qui travaillent sur les jeux aujourd'hui, par exemple Elsa Boyer qui a fait une thèse sur la perception dans les jeux vidéo.

Gnouros : Dans votre précédent livre sur la cybernétique, les enjeux politiques étaient au premier plan. Qu'en est-il dans celui-ci ?

_ Quel lecteur formidable et informé! C'est aussi le cas ici. Les deux derniers chapitres sont consacrés à la politique. Et à la question de savoir: comment les jeux vidéo font de la politique? Je distingue plusieurs niveaux: celui des représentations, celui des règles, et celui de l'engagement dans le dispositif. C'est une question centrale à mon sens.

AmourMaternel. Que pensez-vous du serious game et notamment des jeux «à impacts sociaux»?

_ J'hésite à donner mon sentiment. Je suis là aussi très sceptique devant la capacité des serious game à être de vrai jeux. Il s'agit d'une question d'approche des jeux vidéo. Les serious games sont un objet d'étude parfait pour les universitaires, parce qu'ils sont plus que des jeux, pas simplement des jeux. Or, ce qui m'intéresse ce sont les jeux.

Pimprenelle. Que pensez-vous de la volonté de créer un lieu dédié à l'histoire du jeux vidéo? Une sorte de musée?

_ Je ne connais pas très bien le projet auquel vous faites référence. Il y a en a plusieurs. Ça me paraît être une très bonne chose, reste à résoudre les défis muséographiques. Comment est-ce qu'on peut mettre en musée ce médium qu'est le jeu vidéo?

Ju. N'est-il pas un peu illusoire et forcé de vouloir trouver une résonance philosophique dans les jeux vidéo? N'est-ce pas prêter aux auteurs/développeurs des intentions qu'ils n'ont pas (à de très rares exceptions près) ?

_ Je ne cherche pas de résonance philosophique dans les jeux, je propose une analyse des formes d'expériences que les jeux vidéo développent. Qu'ils comportent ou non des éléments explicitement philosophiques.

Nicolas. Des idées d'ouvrages, à part le votre pour approfondir le sujet du jeu vidéo en tant que média ?

_ Je vais vous donner quelques ouvrages que j'aime beaucoup. Un ouvrage qui s'appelle «Digital play», qui développe une idée que les jeux sont la marchandise idéal du capitalisme contemporain. Du point de vue de l'histoire du jeu, il y a «Replay» de Tristan Donovan. Sur la question de l'image dans les jeux, le livre Alexander R. Galloway qui s'appelle «Gaming Essays on Algorithmic Culture». J'en oublie forcément beaucoup, mais il y a aujourd'hui une masse de textes très intéressants sur les jeux.

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