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Libération

«Bloquer un site, c'est restreindre l'accès à Internet.»

par Astrid GIRARDEAU
publié le 2 octobre 2009 à 19h15
(mis à jour le 3 octobre 2009 à 16h19)

Les députés ont jusqu'à demain, 17 heures, pour déposer des amendements sur le projet de le loi relatif à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne , dont la lecture démarre à l'Assemblée nationale le mercredi 7 octobre.

«Bloquer un site, c'est restreindre l'accès à Internet»

Alors que la Loppsi -- qui permet à une autorité administrative d'ordonner le blocage de sites pédo-ponographiques (FAI) -- est repoussée au premier semestre 2010, un article du projet de loi sur les jeux d'argent en ligne réintroduit le même principe. Il prévoit en effet qu'une autorité administrative, ici l'ARJEL (Autorité de régulation des jeux en ligne), puisse d'ordonner aux aux fournisseurs d'accès Internet (FAI) et aux hébergeurs «l'arrêt de l'accès» à un site considéré comme illégal. Un certain nombre de députés vont déposer des amendements contre cet article. «Bloquer un site, c'est restreindre l'accès à Internet , nous explique le député UMP Lionel Tardy. Or concernant Hadopi, le 10 juin dernier le conseil constitutionnel a dit qu'une autorité administrative ne pouvait pas restreindre l'accès à Internet. Tout intervention empêchant cet accès tombe donc sur le coup de la jurisprudence.»

Un avis partagé par le groupe socialiste à l'Assemblée. Son conseiller, Sylvain Laval, nous a indiqué qu'ils comptaient également déposer un amendement visant à réintroduire le juge des référés dans le dispositif.

«Le Gouvernement : il est plus sûr de passer par le juge»

Dans la version initiale du projet de loi , ce pouvoir revenait bien à l'autorité judiciaire, via le juge des référés. Mais lors de son passage en Commission des finances , le 21 juillet dernier, un amendement, déposé par le rapporteur, Jean-François Lamour, l'a transféré à l'ARJEL. Et ce, malgré l'avis du gouvernement. En Commission, le ministre de l'Économie indiquait en effet : «Le Gouvernement n'est pas favorable à cet amendement pour des raisons de sécurité juridique : il est plus sûr de passer par le juge.»

Rien à voir avec Hadopi, a maintenu le rapporteur : «les FAI, sur injonction de l'ARJEL, ne couperaient pas l'accès à Internet d'un joueur mais seulement l'accès à des sites illégaux selon la loi et la règlementation françaises. La liberté constitutionnelle de communication et d'expression que le Conseil constitutionnel a récemment rappelée n'est donc pas en cause.» Ce à quoi le député Nouveau Centre, Charles de Courson, a rétorqué : «contrairement à ce que dit le rapporteur, les principes constitutionnels rappelés à l'occasion du vote d'un autre texte s'appliquent ici. En s'abstenant de toute décision de justice pour des affaires aussi graves, on s'expose à des contentieux.»

L'article 50

L'article 50 tel qu'il sera présenté mercredi prochain prévoit ainsi que :

«L'ARJEL adresse aux opérateurs de jeux ou de paris en ligne non autorisés en vertu d’un droit exclusif ou de l’agrément prévu à l’article 16, par tout moyen propre à en établir la date d’envoi, une mise en demeure rappelant les dispositions de l’article 47 relatives aux sanctions encourues et les dispositions du deuxième alinéa du présent article, enjoignant à ces opérateurs de respecter cette interdiction et les invitant à présenter leurs observations dans un délai de huit jours.

À l’issue de ce délai, en cas d’inexécution par l’opérateur intéressé de l’injonction de cesser son activité d’offre de paris, jeux d’argent et de hasard, l’Autorité de régulation des jeux en ligne peut, dans les conditions fixées par les articles 33 et 36, ordonner l’arrêt de l’accès à ce service aux personnes mentionnées au 2° du I et, le cas échéant, au 1° du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.

Dans le cas prévu au premier alinéa du présent article, l’Autorité de régulation des jeux en ligne peut également être saisie par le ministère public et toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir. Les décisions de l’Autorité de régulation des jeux en ligne prises en application du présent article sont publiées au Journal officiel de la République Française.»

En clair l'ARJEL pourra envoyer aux sites, français ou étrangers, proposant aux internautes français un service de jeux d'argent en ligne non agréé selon la loi, une mise en demeure l'invitant à régulariser sa situation. Dans un délai de huit jours, si rien n'est fait, l'autorité pourra ordonner au FAI ou à l'hébergeur le blocage du site.

«Ils n'ont rien prévu»

Sous quelle forme les FAI recevront les adresses de ces sites ? Une liste noire envoyée quotidiennement (comme cela est envisage pour la Loppsi) ? Quelles sont les techniques de blocage ordonnées ou préconisées ? Filtrage par DNS, par adresse IP et hybride ? Quel est le coût d'un tel blocage et qui le supportera ? Contrairement à la Loppsi, pour laquelle le gouvernement avait publié une étude d'impact (avec les objectifs, les modalités de blocage envisagées, etc.), ici rien. Il n'y a pas eu d'étude d'impact, et aucune modalité n'est décrite par la loi.

«Ils n'ont rien prévu , déplore Lionel Tardy. Ils n'ont pas eu l'air de mesurer toutes les implications qu'il y a dessous» . Avec d'autres députés de la majorité, il a déposé un amendement pour que toutes les modalités soient fixées par décret . Un autre demande de rétablir l'autorité judiciaire . Et un troisième se prononce pour que le filtrage se fasse au niveau des box . C'est-à-dire que ce soit l'abonné, comme pour le contrôle parental, qui l'active lui-même. A la différence du contrôle parental, la mise à jour du logiciel serait ici obligatoire (1).

«Il est extrêmement difficile pour un État de parvenir à bloquer indéfiniment des sites »

En Commission des lois , le 16 juin dernier, «l'expérience italienne» a été plusieurs fois citée comme modèle. Mais, interrogé sur ses résultats et sur les objectifs de la loi, le rapporteur, Etienne Blanc peine : «il n'est pas possible de déterminer l'effet de la légalisation et d'une surveillance accrue. Je ne peux pas davantage répondre en ce qui concerne l'expérience italienne. On peut seulement dire que les Italiens se sont dotés d'un outil de surveillance qui apparaît opérant puisqu'il permet de fermer des sites et d'interrompre des connexions.»

Plus loin, il reconnaît : «il est probable que certains sites internet illégaux essaieront de contourner le blocage du site initial en se créant une nouvelle adresse. Dans leur rapport de 2008 sur le monopole des jeux au regard des règles communautaires, nos collègues Émile Blessig et Jacques Myard indiquaient que "du fait de la nature décentralisée et mondiale d'un instrument tel qu'internet, il est extrêmement difficile pour un État de parvenir à bloquer indéfiniment des sites". L'exemple italien montre que les blocages peuvent être contournés grâce à des petits programmes qui peuvent être téléchargés et qui réorientent les parieurs vers d'autres sites.»

Toutefois, en conclusion, il considère que les mesures de blocage des sites «constitueront une complication importante pour ces opérateurs, qui perdront à chaque fois la renommée liée à leur marque et leur travail de marketing et de publicité. Conjuguée à l'interdiction de la publicité, cette mesure est donc de nature à réduire fortement l'activité de jeux illégale.»

Qui va payer ?

Le groupe socialiste nous a indiqué avoir déposé un amendement visant à faire préciser «les modalités retenues pour compenser les surcoûts pour les opérateurs car selon une jurisprudence européenne c'est à l'Etat de financer» . C'est le débat déjà entamé entre les FAI et le gouvernement à propos de la facture de la loi Hadopi .

Selon nos informations, le Groupe Illiad (maison-mère de Free) a fait part de ses observations aux députés. A son tour, il souligne que le blocage de sites pose un problème d'anticonstitutionnalité, suite à la décision des Sages sur Hadopi. Ainsi que des problèmes techniques pour les FAI.

A noter que si l'ARJEL a le pouvoir d'ordonner le blocage de site, lui revient l'entière responsabilité de ce blocage. Par exemple, en cas du blocage par erreur d'un site. Ou de sur-blocage, ce qui est l'un des principaux risques des techniques de blocage par DNS et par adresse IP, comme le décrivait Christophe Espern en juin 2008, et qu'on le retrouve dans l'étude d'impact de la Loppsi (pdf) .

Et ensuite ?

Si le texte de loi est adopté, ce serait une autoroute ouverte, «une validation politique» selon Lionel Tardy, du principe défini par la Loppsi. Et autoriserait donc la généralisation du blocage à tous les secteurs. Le texte sera examiné à partir du mercredi 7 octobre par l'Assemblée Nationale. Deux jours de débats sont prévus. Une fois adopté, il passera alors au Sénat.

(1) Maj du 3/10 : Les amendements déposés par Lionel Tardy, et cités, dans l'article sont les amendements 1 , 2 et 29 .

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