Le journalisme les doigts dans les données

par Sophian Fanen
publié le 4 janvier 2012 à 12h53
(mis à jour le 4 janvier 2012 à 13h06)

Les Jeux olympiques ? La présidentielle ? La crise ? Oui, mais pas que : 2012 sera aussi l'année du… journalisme de données ! Ça fait rêver, hein ? Non ? Bon. Mais il va tout de même falloir s'y faire. Pour commencer, qu'est-ce que le journalisme de données, ou data journalism pour les bilingues ? Un travail journalistique qui s'appuie sur des informations chiffrées, qui sont compilées, comparées, questionnées et présentées afin de fournir la matière objective d'un article. C'est par exemple l'Américain Bill Dedman qui, à la fin des années 80, démontre, cartes et chiffres à l'appui, que les habitants noirs d'Atlanta sont discriminés par les banques ( lire l'article ).

L’arrivée d’Internet a depuis changé la culture visuelle des lecteurs, qui comprennent aujourd’hui des représentations en graphiques, camemberts ou cartes qui les auraient rebutés il y a quinze ans. Puis la démocratisation des smartphones et des tablettes numériques, qui permettent de manipuler des applications animées et interactives, a achevé de pousser vers le grand public ce journalisme longtemps relégué à la presse spécialisée - notamment économique et sportive.

En Grande-Bretagne, The Guardian s'en est fait une spécialité tout-terrain ( lire l'interview ). En France, les grandes rédactions s'y mettent avec plus de réticences ; aujourd'hui, seul le site Owni peut prétendre pratiquer régulièrement le journalisme de données, ainsi qu'il l'a montré en mettant en scène les câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks. «Il y a une peur des chiffres parmi les journalistes, qui ont souvent un profil plutôt littéraire , avance Karen Bastien, ex- Libération et Owni, aujourd'hui cofondatrice de We Do Data, une agence qui fournit journaux et magazines en enquêtes. Mais il faut accepter que les données font désormais partie du quotidien d'un journaliste, qui doit au moins savoir utiliser un tableur du type Excel.»

Le journalisme de données entraîne surtout un changement majeur dans les rédactions : fini la besogne taiseuse et solitaire, le journaliste qui débarque un matin avec ses trois pages de texte à publier. Le data journalism se fait en général à trois : un rédacteur, un graphiste et un développeur informatique. «C'est l'interaction au sein d'une équipe qui fait la qualité du travail» , continue Karen Bastien. Mais en pleine crise de la presse, peu de titres parviennent à mobiliser autant de personnes sur des sujets qui exigent du temps. Plusieurs agences se lancent donc sur ce créneau, profitant au passage du mouvement d'ouverture des données publiques . Outre We Do Data, on peut citer Journalism++ et le site ActuVisu, qui réalisent aussi bien des comparaisons chiffrées entre les publics des grands festivals de musique de l'été qu'une application permettant de parcourir le classement des écoles de commerce en France.

Carte des déplacements en transports des émeutiers de Londres, en août, réalisée par The Guardian d'après leurs auditions

«On peut tout faire en associant rédacteurs et développeurs , explique Nicolas Kayser-Bril, lui aussi parti d'Owni pour fonder Journalism++. Mais cela implique un changement de mentalité, voire de génération. Dans les années 90, lorsqu'Internet est arrivé, les journaux ont embauché des gens pour gérer leur réseau, mais n'ont absolument pas pris la mesure de ce que les nouvelles technologies pouvaient changer dans une rédaction. On s'est donc retrouvé avec d'un côté des journalistes qui ne comprennent pas toujours grand-chose au Web, et de l'autre des informaticiens qui n'ont pas envie de se frotter au journalisme. Sans parler de la mise à l'écart des rédactions web au départ, qui ont été installées au sous-sol… On revient sur tout ça aujourd'hui, notamment via le data journalism.»

Pour le moment, faute de moyens et de réelle volonté, ces travaux qui se revendiquent du journalisme de données restent souvent coincés quelque part entre l’infographie et l’animation de chiffres, n’atteignant que rarement le travail de fond désormais courant dans la presse anglo-saxonne. Mais les rédactions françaises s’ouvrent, avec en ligne de mire la présidentielle et ses montagnes de chiffres à se réapproprier.

Si bien que, en amont, les écoles de journalisme anticipent déjà le mouvement. Le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) a inauguré cette année un cours consacré au journalisme de données. A Lille, l'Ecole supérieure de journalisme (ESJ) se lance en trois temps. «Nous avons une conférence sur le sujet pour les étudiants de première année, pour leur dire que ça existe , détaille le directeur de son pôle numérique, Emmanuel Vandamme. Puis, en deuxième année, ils ont une semaine de travaux pratiques pendant laquelle ils produisent un sujet en binôme avec un développeur. L'objectif pédagogique est surtout de les faire dialoguer avec un technicien. Le journalisme de données reste peu flatteur, il y a quelque chose d'ingrat à aller chercher des données, par rapport au webdocumentaire, par exemple, qui est vu comme plus noble. Mais, chaque année, certains étudiants accrochent malgré tout.» Pour ceux-là, l'ESJ «réfléchit à une spécialisation postdiplôme» pour la rentrée 2012, qui réunirait journalistes, graphistes et développeurs spécifiquement sur les données.

Tout est donc en place pour le saut générationnel, avec un autre défi : valoriser les informations produites chaque jour par les rédactions elles-mêmes. Magazines, quotidiens, sites web… chaque service mouline des chiffres qu’il a vérifiés, ou peut traduire certains faits en données qui seraient précieuses si elles étaient centralisées et réutilisables à l’envi. Combien d’articles sur la crise du logement où les chiffres restent à plat sur un carnet de notes au lieu d’aller rejoindre une base de données ?

L'exemple extrême de cette déperdition d'informations se trouve à l'Equipe, qui manipule des statistiques depuis toujours. «Depuis la naissance de notre site internet, en 2000, on rentre dans une base de données centralisée des palmarès, des stats sur des rencontres dans tous les sports… Mais ces données sont peu ou pas exploitées , avoue Frédéric Waringuez, le rédacteur en chef du site de l'Équipe. On manque de compétences techniques, de développeurs et de statisticiens pour faire de cette matière quelque chose de sexy pour le lecteur. Aujourd'hui, on doit donc travailler avec des boîtes extérieures, qui nous fournissent des stats de football, alors qu'on en produit nous-mêmes énormément. Mais on n'est pas capable de les mettre en forme. La première étape était de réaliser la valeur de ce gisement, ce qui est fait. Maintenant, on travaille pour être à jour pour les Jeux olympiques de Londres.» A ce propos, de l'autre côté de la Manche, l'équipe data du Guardian se dit prête pour «quelque chose de spécial» . L'avènement définitif du journalisme de données via le sport ?

Paru dans Libération du 3 janvier 2011

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