Le piratage détruit les emplois

par Patrice Geoffron, Philippe Hardouin
publié le 12 mai 2010 à 15h21
(mis à jour le 12 mai 2010 à 16h01)

Avertissement : la tribune ci-dessous, parue dans Libération du 12 mai 2010, est signée Patrice Geoffron (Professeur à l'université Paris-Dauphin) et Philippe Hardouin (économiste et consultant). Précisons que ces deux auteurs basent leur analyse anti-piratage sur une étude Tera ( pdf de la version 2010 en anglais ) basée sur un précédent rapport publié en 2008 ( pdf en français ), étude dont ils sont tous deux responsables. En effet, comme l'explique PCInpact , Patrice Geoffron dirige le cabinet Tera et Philippe Hardouin a collaboré à cette étude. Nous invitons nos lecteurs à se pencher sur l'analyse de cette étude qu'avait publié ReadWriteWeb en novembre 2008. Une tribune aux conclusions clairement différentes devrait prochainement être publiée dans les pages Rebonds de Libé. Cette précision apportée, bonne lecture.

Au moment où le Parlement européen discute des conclusions du rapport Gallo sur le renforcement de la propriété intellectuelle, vient de paraître une étude qui évalue la contribution des industries créatives à la richesse économique de l’Europe, le coût du piratage en 2008 - et le coût à l’horizon 2015 si le contexte actuel se poursuit. Ses conclusions éclairent le débat entre les tenants d’un renforcement de la propriété intellectuelle et ceux qui prônent la liberté d’accès au contenu sur Internet.

L’étude montre que les industries créatives représentent une part non négligeable (6,9%) du PIB européen et 6,5% des emplois (soit 14 millions d’emplois), comparables aux secteurs de l’automobile ou de la chimie. Si toutes les industries créatives ne sont pas menacées par le piratage, leur épicentre (musique et image) est d’ores et déjà très affecté. Les pertes d’emplois pour 2008 (en incluant le logiciel) peuvent être estimées à 186 000, résultat d’une évaporation de 10 milliards d’euros de chiffres d’affaires.

Enfin cette étude démontre que l’accroissement de la diffusion d’Internet, l’augmentation du débit accompagnant le déploiement de fibre optique et la diversification de «technologies» du piratage (streaming et téléchargement direct complétant le peer to peer), sont autant de facteurs qui accroîtront mécaniquement les dégâts pour les industries créatives. Ces différents scénarios font apparaître des risques de pertes d’emplois très significatifs et dommageables pour l’Europe à l’horizon 2015, comprises entre 600 000 et 1 200 000 emplois affectés !

Le moment semble donc venu d’appeler les acteurs du débat à quitter le confort idéologique pour accepter les évidences économiques, culturelles et sociales qui s’imposent : 1) Les incertitudes que fait peser le piratage sur les retours sur investissements sont un formidable frein à la croissance de nouveaux modèles économiques (en matière de musique ou vidéo), tant il est vrai qu’innover avec succès revient à se battre contre la gratuité généralisée qu’insinue le piratage à grande échelle. 2) Les conséquences sur l’activité économique et les emplois dans ces industries sont bien réelles et dramatiques, puisqu’elles se solderont par des destructions nettes d’emplois importantes.

Or, force est de constater que, parmi les intervenants dans ce débat, certains continuent à nier cette réalité avec un acharnement inquiétant et peu digne de leur charge. Nous pensons ici aux prises de position répétées de quelques porte-voix du Parti socialiste au sein du Parlement européen, qui, pour convaincre les députés européens de rejeter les orientations du rapport Gallo sur la mise en œuvre effective de la propriété intellectuelle, expliquent que pirater des contenus peut avoir un effet positif sur l’ensemble de l’économie puisque le pouvoir d’achat ainsi préservé peut être transféré vers l’acquisition d’un autre bien !

D’autres, au contraire, ont bien compris que le désordre économique n’est ni prioritairement un problème moral ni uniquement un facteur d’incertitude pour la rentabilité des investissements ; il est aussi et surtout une source supplémentaire de précarité pour ceux qui vivent souvent déjà difficilement de la création artistique, comme l’ont rappelé les représentants de toutes les grandes organisations syndicales de salariés des industries créatives à l’occasion de la présentation de ce rapport économique au Parlement européen.

Au moment où les organisations syndicales, représentatives des 14 millions de salariés en Europe, joignent leurs forces pour faire face à cette réelle menace de destruction d’emplois et de précarité accrue et appellent le Parlement européen à entériner les principales conclusions du rapport Gallo, au moment où les travaillistes anglais viennent de se doter d’un cadre législatif adapté, au moment où les socialistes espagnols présentent un projet de loi dans le même esprit, nous espérons vivement que des voix s’élèveront parmi les rangs du Parti socialiste français pour prendre en compte la réalité économique du piratage et de faire en sorte que l’Europe progresse.

Au sortir d’une crise qui ne l’aura pas épargnée, l’Europe s’interroge sur sa capacité à refonder un modèle de croissance. La faculté des Européens à définir des mécanismes de régulation qui permettent aux créateurs de vivre de leur création, aux industries créatives d’investir est une des clés du problème. L’exemple de la Suède démontre qu’un redressement du marché est possible lorsqu’une régulation se met en place. Cela nécessite un renforcement de la mise en œuvre de la propriété intellectuelle, seule condition pour favoriser une offre numérique attrayante, accessible à tous.

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