Le Web, c’est folk LOL

par Marie Lechner
publié le 4 février 2010 à 9h35

Ode aux usagers des ordinateurs, Digital Folklore est un livre qui célèbre la culture amateur d'aujourd'hui et d'hier, invitant le lecteur à une véritable odyssée à travers l'histoire du World Wide Web, sondant la Toile jusque dans ses recoins les plus inavouables et les plus inattendus.

Les instigateurs de cette Bible érudite, drôle et décalée, Olia Lialina et Dragan Espenschied, font partie d'une avant-garde artistique qui a exploré le médium dans les années 90, à l'époque héroïque du net.art, bercée par les stridulations d'un modem 28,8 kbit/s, quand le moteur de recherche s'appelait Altavista, que les pages personnelles étaient hébergées sur Geocities et qu'on s'abonnait à des mailing-lists. Une ère où «le Web était scintillant, riche, personnel, lent et en construction» .

Les artistes enseignent tous deux à l'université de Stuttgart Merz Akademie, où Olia anime un cours dédié au folklore digital. Le livre réhabilite amoureusement cette culture vernaculaire, dans de passionnants essais et projets explorant ses différentes facettes : du penis enlargement aux LOL Cats en passant par les hamsters dansants ou le Star Wars Kid. Clin d'œil aux nerds, le livre affiche en couverture kitsch une licorne virginale répliquée à l'infini sur fond étoilé. «Elle représente la noblesse naïve» , expliquent les auteurs à Libération , observant que les amateurs d'aujourd'hui préfèrent la «fantasy», les elfes et les animaux étranges aux thèmes de science-fiction très populaires au début du Web : «L'idée de construire un vrai futur en ligne a été remplacée par une échappatoire vers un monde imaginaire.»

Comment définiriez-vous cette notion de «folklore numérique» ?

Elle englobe les coutumes et la culture visuelle, textuelle et audio née de l’inter­action des utilisateurs avec les programmes des ordinateurs personnels. Lors de la dernière décennie du XXe siècle et de la première du XXIe, une culture des usagers s’est développée à l’intérieur des applications façonnées pour eux. Leur production a fini par écraser celle de la culture hacker.

Qu’est-ce qui différencie cette culture des usagers de la culture hacker ?

Les premiers ordinateurs personnels, Sinclair, Atari ou Commodore, ont généré une communauté de passionnés autodidactes qui consacraient leurs loisirs à explorer ce qu’on pouvait faire faire à ces machines, sans but utilitaire. Même si les ados prétendaient qu’ils avaient besoin d’un Amiga pour faire leur devoir de maths, ils voulaient en réalité faire partie d’un groupe de ­cracking. Cette «home computer ­culture» a périclité dans les années 90. L’ordinateur personnel est devenu une machine de plus en plus complexe et opaque destinée au monde du travail. Les utilisateurs ont dû céder le contrôle à des experts externes.

Le terme «utilisateur» est alors devenu péjoratif ?

En 1996, The New Hacker Dictionary fait la distinction entre les hackers et les users. Des utilisateurs naïfs qui ne ­connaissent rien aux machines et à la manière dont elles fonctionnent, mais qui les utilisent. Les développeurs leur ont construit de jolis terrains de jeu, colorés et user friendly , où ils ne causeraient pas trop de dommages. Ils ne sont plus autorisés qu'à modifier les choses en surface.

Et notamment sur le Web ?

Le Web est le domicile de la plupart des formes de folklore numérique. Les pages web personnelles ont une importance énorme pour le façonnage de la culture du Net en dépit de leur apparence bordélique. Le Web fut entièrement construit par des utilisateurs qui avaient appris quelques rudiments de HTML. Puis vint l’ère dotcom qui les relégua au rôle de consommateurs tout juste bons à commander des chaussures en ligne. Le webdesign professionnel a mis de l’ordre sur la Toile. Aujourd’hui encore, il se moque du Web amateur et de sa mocheté. En général, les designers préféreraient que le Web ressemble au papier ou aux écrans de cinéma.

Le Web 2.0 n’a-t-il pas remis les usagers au centre ?

Le Web 2.0 donnait l'impression de rendre le pouvoir aux utilisateurs en louant leur créativité. Mais, en réalité, ce sont les plates-formes (MySpace, YouTube, Facebook) qui concentrent tout le pouvoir et non le contenu des utilisateurs. Les usagers sont «autorisés» à télécharger leur production sur de nombreux services différents, ce qu'on faisait déjà il y a quinze ans mais sur son propre serveur. Cette vision cynique des usagers se perpétue, ils sont divertis, mais également exploités en tant que producteurs de contenus et cliqueurs de publicités. Le «nuage informatique» va encore diminuer leur rôle au profit de puissants ordinateurs centralisés. C'est l'opposé de l'idée de peer to peer où les utilisateurs construisaient des systèmes en connectant leurs ordinateurs.

Photo Olia Lialina

Qu’est-ce qui vous séduit dans ce ­folklore ?

Ce folklore digital est raillé pour son kitsch quand il n’est pas carrément considéré comme la fin de la culture en tant que telle. Nous pensons, au ­contraire, que cette langue vernaculaire, faite par les usagers pour les usagers, est le plus beau et le plus incompris des langages des nouveaux médias. Quand vous trouvez une page web qui vous touche en plein cœur, elle sera toujours l’œuvre d’un amateur. La culture amateur a survécu à toutes les tendances tandis que les créations des webdesigners sont détruites à mesure qu’elles se démodent. Ces pages amateurs n’arrivent pas en tête des résultats de Google. Pour faire l’expérience du vrai Web, il vous faut surfer par vous-même, sauter d’un lien à un autre… et vous trouverez des choses halluci­nantes. La plupart sont inutiles, mais qui a dit que le Web était uniquement fonctionnel ?

Le livre analyse notamment le phénomène des LOL Cats…

La popularité des images de chats n’est-elle pas le plus génial exemple d’usage du réseau ? Ils ne peuvent exister que sur la Toile. Le Web privilégie les jeux de mots et les visuels modestes mais percutants qui peuvent être produits très vite comme le montrent les milliards d’images de chats annotées.

Ce folklore digital est-il encore vivace ?

L’excitation suscitée par le Web comme nouveau médium a disparu. Pour chaque centre d’intérêt, il existe désormais un endroit en ligne bien organisé, la communication devient très standardisée. Le Web est considéré comme un outil également par les amateurs. L’idée d’une page d’accueil censée communiquer depuis un futur éclatant est jugée d’un romantisme idiot.

Paru dans Libération du 3 février 2010

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