La neutralité aspartame du rapport de NKM

par Andréa Fradin
publié le 9 août 2010 à 18h34

Il s'est fait attendre. Tout le mois de juillet, on l'a guetté, mais cette fois le voici: le rapport gouvernemental intitulé «La neutralité de l'Internet. Un atout pour le développement de l'économie numérique» repose sur notre bureau. Remis au Parlement fin juillet, daté du 16, ce document de 45 pages (sans les annexes) vient clôturer un cycle de réflexions et de consultations amorcé en décembre 2009, et censé aboutir à une définition de la neutralité du net, qui divise les acteurs du milieu.

Dans le bras de fer qui oppose opérateurs, qui prônent gestion du trafic et contribution des sites au développement des infrastructures, et fournisseurs de services en ligne, qui refusent de payer davantage pour les tuyaux et militent en faveur d'un Internet neutre, le Gouvernement semble pencher... du côté des opérateurs.

«La préservation d'un Internet ouvert n'interdit pas la mise en place de mesures techniques, notamment de gestion de trafic»

Outre les définitions et les chiffres d'usage, le Gouvernement consacre plus de la moitié du rapport aux «risques de congestion du réseau» , considérés «de plus en plus importants» . Très vite, la couleur est annoncée (p. 8): «les bénéfices de la neutralité ou de l'ouverture de l'Internet doivent être mis en regard d'autres considérations sociétales, économiques, juridiques ou techniques» . Une assertion qui se concrétise en caractère gras quelques pages plus tard (p.29): «la préservation d'un Internet ouvert n'interdit pas la mise en place de mesures techniques, notamment de gestion de trafic» . Le rapport tempère néanmoins: «les interventions des acteurs techniques [...] [doivent] répondre à des objectifs légitimes, rester aussi limités que possible et être appliqués de façon transparente et non discriminatoire (principe de neutralité)» .

En clair, cette «mise en regard» de la neutralité, ou plus exactement d'un «Internet ouvert» -- le Gouvernement préférant abandonner la neutralité pour se consacrer à ce vocable tout symbolique --, a surtout des répercussions sur le mobile, dont «les capacités de réseaux plus restreintes [...] ne permettent pas de transposer, à brèves échéances les pratiques de l'Internet fixe» . Les «échanges en P2P» , «la consultation vidéo "en streaming"» , les «services de voix sur IP» restent concernés par ces «limitations et restrictions» . Si celles-ci «suscitent la controverse» , souligne le rapport, «ces pratiques limitatives ont commencé à évoluer sur le marché français, rendant possible mais de manière restreinte des usages jusqu'alors bloqués» , tempère-t-il dans un second temps.

L'accès aux services comme Skype sur les téléphones portables constitue l'un des points chauds du débat sur la neutralité du net. Lors d' une table ronde organisée par l'Asic sur ce thème , le représentant de Skype Jean-Jacques Sahel accusait âprement les opérateurs de mener « une discrimination complètement arbitraire » . Une situation qui évolue néanmoins, Orange ayant ainsi ouvert ses portes à Skype le 31 mars dernier. Mais en l'absence d'incitation du Gouvernement, on peut s'interroger sur la persistance de ce mouvement d'ouverture des opérateurs.

S'ils sont autorisés à limiter l'accès à l'Internet mobile, pas sûr néanmoins qu'Orange, Bouygues et SFR puissent encore gratifier leur forfait de la mention «Internet illimité» , titre parfaitement illégitime selon les associations de consommateurs et certains fournisseurs de contenu. Le rapport s'interroge en effet «si une offre présentant de telles limitations peut être qualifié "d'accès à Internet"» (p.31). Autre contrepartie, les opérateurs devraient être tenus de «clairement expliquer [les limitations éventuelles] aux utilisateurs finaux» (p.31), et ce ailleurs que dans les conditions générales, estimées trop «complexes et parfois obscures» (p.39). Cette exigence de transparence devrait se voir adjointe d'un «code de bonne conduite» , qui devra «établir la confiance entre les acteurs quant aux mécanismes de gestion du trafic sur les réseaux» (p.42). C'est l'Arcep qui sera en charge d'établir cette charte des «pratiques acceptables de la part des opérateurs de réseaux» , en concertation avec les autres acteurs d'Internet.

Bémol cependant: si le rapport ne le formule pas clairement, l'autorisation des mesures restrictives devraient rester temporaires. «Seule réponse efficace à l'augmentation du trafic à moyen et long terme» pour le Gouvernement: «l'investissement dans de nouvelles infrastructures» . Reste l'épineuse question du financement.

«L'expéditeur peut payer un complément pour avoir des garanties de qualité de service.»

Plus en marge, certaines phrases semées ça et là ne devraient pas manquer de susciter des interrogations, voire la suspicion, chez les partisans de la neutralité du net.

Une comparaison, d'abord. «Le service postal fonctionne [ndlr: comme Internet] sur une approche best effort. Il n'y a pas de ressources pré-allouées dans le bureau de poste. Le facteur fait ses meilleurs efforts pour délivrer le courrier mais celui-ci peut être retardé en cas de surcharge, et l'expéditeur n'a pas la garantie que le courrier soit délivré avec succès. Cependant, l'expéditeur peut payer un complément pour avoir des garanties de qualité de service.» Une qualité de service garantie contre rémunération, voilà qui n'est pas sans rappeler une certaine affaire Google-Verizon : il y a quelques jours à peine, le New York Times révélait que ces deux géants « étaient proches d'un accord qui pourrait permettre à Verizon d'accélérer l'accès des utilisateurs à certains contenus si leurs créateurs étaient prêts à payer pour ce privilège » . Démentie par chacune des parties, cette nouvelle a néanmoins suscité l'émoi de toute une communauté, qui redoute de voir la neutralité du net s'étioler.

«L'augmentation et la concentration du trafic sur Internet génèrent de nouveaux coûts qui conduisent à remettre en cause les pratiques existantes»

Du côté des fournisseurs d'accès à Internet, le rapport n'exclue pas la possibilité de réviser les forfaits qui ont aujourd'hui cours. L'exception française des forfaits illimités qui, d'après le rapport (p.24), n'existent pas «dans la plupart des pays occidentaux» , pourrait en effet disparaître. Une remise en cause rendue nécessaire par « l'augmentation et la concentration du trafic sur Internet [qui] génère de nouveaux coûts» (p.27). Et comme «les revenus issus des utilisateurs connaissent une faible croissance et sont peu dépendants de la consommation du trafic » , rien n'empêche «une augmentation du prix des forfaits ou un plafonnement de consommation dans les forfaits permettant d'adapter la facturation à la consommation» , explique le document, qui reprend ainsi l'une des options avancées par les opérateurs pour faire face à ces «nouveaux coûts» . Options qui ne sont «pas en elles-mêmes contradictoires avec un objectif de neutralité de l'Internet» , ajoute le rapport, mais qui «soulève certaines inquiétudes sur leurs impacts, les modalités de mise en œuvre le cas échéant et les moyens de garantir un Internet ouvert» .

Réaffirmation des dispositifs de filtrage

Très commentés lors des discussions menées autour de la loi LOPPSI, les dispositifs de filtrage reviennent une nouvelle fois sur la table. Difficile en effet d'évaluer la neutralité du net et ses éventuelles contraintes sans s'attarder sur ces mesures, ici qualifiées de «controversées» (p.21).

Le rapport va droit au but, assimilant «le traitement différencié de certains flux» , dans le cadre du respect des obligations légales, à une «nécessité» . Il précise: «sur l'Internet, comme ailleurs, les agissements illicites (fraudes et escroqueries, délits de presse, atteintes à la vie privée, contrefaçon, piratage des oeuvres protégées par le droit d'auteur, diffusion de contenus pédopornographiques, etc.) doivent être poursuivis et sanctionnés, ce qui peut impliquer la mise en place de dispositifs de filtrage ou de blocage de certains contenus» (p. 8). Un «et cætera» dont la portée ne manquera pas d'être questionnée.

Assimilées aux craintes «liées aux outils de gestion du trafic» , «les interrogations d'une partie des acteurs» vis-à-vis de ces dispositifs sont néanmoins abordées par le rapport (p.23). Efficacité des dispositifs de filtrage, risque d'atteinte à la neutralité du net, peur d'une « véritable censure de l'Internet» sont les réticences mentionnées.

Google et Apple dans le collimateur du Gouvernement

Etendu au-delà du simple acheminement des données, le concept de neutralité du net vient également titiller deux géants du réseau: Google et Apple.

Le premier est mis en cause en sa qualité de moteur de recherche qui détient «un pouvoir important vis-à-vis du succès ou de l'échec d'autres services en ligne» et donc «dans le maintien de l'ouverture de l'Internet» . Son cas devrait être confié à la Commission européenne, dans le cadre de sa consultation sur la neutralité du net lancée fin juin dernier . Quant au second, sa gestion de l'iPhone, qui favorise l'accès à l'AppStore et ne prend pas en charge la technologie Flash, suscite «naturellement des questions par rapport à l'objectif de neutralité de l'Internet» .

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