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Libération

Jeux vidéo : Les créateurs racontent...

par Sébastien Delahaye
publié le 26 juin 2008 à 16h22
(mis à jour le 26 juin 2008 à 17h08)

La première Game Developers Conference (GDC) parisienne s'est déroulée en début de semaine à la Défense devant un public d'environ 700 membres de l'industrie. Petit résumé de quatre des conférences, parmi la soixantaine qui ont eu lieu durant ces deux journées.

Lundi, 10h10

_ Stars de la première journée, Mark Healey et Alex Evans, fondateurs de MediaMolecule , étaient à la GDC pour présenter leur jeu LittleBigPlanet (un jeu à venir en fin d'année sur Playstation 3, où les joueurs créent leurs propres niveaux) et leur vision de la création de contenu. Le défi était simple sur papier: afin de conserver une petite équipe de développement (30 personnes max), et donc une bonne ambiance de travail, ils avaient le choix entre faire sous-traiter le contenu du jeu à une entreprise peu coûteuse, ou proposer aux joueurs de créer leur propre contenu. C'est l'une des raisons qui font que LittleBigPlanet est essentiellement un jeu basé sur la création.

Mais ça n'a pas été simple: les développeurs britanniques ont commencé par un système de création complexe mais très flexible, permettant un peu tout. Pratique pour eux, mais pas pour les utilisateurs. Or, ils voulaient donner aux joueurs les mêmes outils de création qu'eux-mêmes utilisent. Après de longues discussions, l'équipe a donc décidé de supprimer des fonctionnalités, et à chaque fois, cela a amélioré la qualité du jeu. C'est notamment pour ça que le jeu est en 3D, mais avec une profondeur limitée: poser des limites aux joueurs aboutit, selon eux, à la création de meilleurs niveaux. Il a aussi fallu rendre les outils de créations jolis et faciles à utiliser même pour des débutants. Avec LittleBigPlanet et des jeux comme Spore , Mark Healey et Alex Evans estiment que le contenu créé par les joueurs est, pour l'industrie du jeu, l'une des voies d'avenir.

Lundi, 17h30

_ Dernière conférence de lundi, celle de Chris Kline sur Bioshock a attiré du monde. Bioshock est l'un des grands jeux de 2007, et revenir sur l'histoire de son développement ne pouvait qu'être intéressant. Sur le sujet, Chris Kline, responsable technique chez 2K Boston (nouveau nom du studio Irrational Games), a largement rempli son contrat: il a expliqué, près d'une heure durant, comment le développement de Bioshock n'a été qu'une succession d'erreurs et pourquoi le jeu aurait dû être un échec.

Le développement de Bioshock , en tant que suite spirituelle de System Shock 2 (le premier jeu d'Irrational Games), a débuté en 2002, après la sortie de Freedom Force . L'idée était de faire un jeu très proche de System Shock 2 , succès critique mais échec commercial, en corrigeant les petites erreurs du jeu afin d'en faire un hit. Mais le projet capote rapidement. Deux ans plus tard, en 2004, Irrational s'apprête à sortir coup sur coup Tribes Vengeance et SWAT 4 , deux FPS «pour manger» mais malgré tout de très bonne qualité. Et l'équipe veut toujours développer Bioshock . Pour convaincre les éditeurs potentiels qu'il faut financer une suite à un bide commercial, Irrational annonce le jeu en exclusivité au site Gamespot, sans avoir toutefois rien à montrer.

Le développement débute alors, mais Irrational va enchaîner les erreurs. La première: faire un monde où le comportement de l'intelligence artificielle ne dépend pas uniquement du joueur. Sur le papier, c'est intéressant (les différents personnages vivent leur vie et le héros n'est qu'un personnage parmi d'autres), mais en pratique, cela rend le jeu incompréhensible. Après des premiers avis de joueurs, Irrational rattrape le coup et fabrique un mélange: les personnages ont des comportements spéciaux les uns envers les autres, mais le facteur déclencheur est uniquement le joueur. Du côté des graphismes, autre erreur: les graphistes se concentrent sur l'apparence des monstres alors que c'est la ville, Rapture, où se déroule l'aventure, qui donne son identité au jeu. Nouvelle erreur sur l'empathie du joueur: dans les premières versions du jeu, les dilemmes et choix moraux du joueur, l'une des bases du jeu, étaient absents, la faute à des personnages simplement trop monstrueux.

Et les problèmes ont continué: le jeu était à l'origine présenté comme une sorte de jeu de rôle à ambiance, ce qui n'attirait guère les joueurs. Irrational et l'éditeur 2K ont donc dû axer toute la communication sur le côté shooter du jeu, afin d'attirer un plus large public potentiel. Et l'histoire, le héros, l'équilibre du jeu, les différents mécanismes de gameplay, ont dû être revus dans la dernière année de développement. L'équipe d'Irrational a risqué plusieurs fois la démotivation. Ce qui lui a permis d'avancer, c'est la préparation de démos pour les gros salons de jeux vidéo (E3 et X06 notamment): la peur d'être ridicules les a forcé à faire progresser le jeu, avec au final le succès que l'on connaît.

Mardi, 10h10

_ Changement de genre avec la conférence de Ben Cousins, responsable de la franchise Battlefield chez Electronic Arts , qui détaille les raisons de la création d'un jeu gratuit et grand public, Battlefield Heroes , quand les Battlefield sont traditionnellement payants et plutôt pour hardcore gamers. Le projet, initialement intitulé Battlefield West , s'inspire du modèle économique des jeux en Corée du Sud: des jeux gratuits, qui se lancent en un click depuis un site web, mais où l'on peut personnaliser son personnage avec des objets supplémentaires et payants.

Problème: les joueurs qui payent ne sont qu'une petite minorité (entre 5 et 10%). Un jeu en boîte coûte environ 60 euros; en revanche, ce type de jeu à base de micropaiements ne rapporte en moyenne que 3 à 6 dollars par joueur et par an. Pour avoir la même marge de profits, le calcul pour Electronic Arts est donc de réduire les coûts et d'attirer plus de joueurs. Ce sont les deux décisions qui mènent au style graphique très cartoon de Battlefield Heroes (qui rappelle un peu celui de Team Fortress 2 ): Electronic Arts décide de réutiliser un moteur graphique existant, celui de Battlefield 2142 , et d'économiser sur les graphismes avec des textures très simples. Le jeu coûte donc moins cher à produire et tournera sur de très nombreux PC.

Ces contraintes ont également des incidences sur le game design: le jeu n'est plus un FPS (un jeu de tir en vue subjective), mais passe en vue externe. Ce qui permet au joueur de voir le héros qu'il a personnalisé, et rend le jeu plus accessible pour les débutants. Un système de gestion de parties est ajouté pour que seuls des joueurs de même niveau puissent s'affronter, et ainsi éviter la frustration des joueurs débutants.

Electronic Arts a également dû créer toute la partie autour du jeu: contrairement à un jeu classique, l'éditeur gère ici toute la chaîne de distribution. Le téléchargement, le site web (qui, par la publicité, finance en partie le jeu), les micropaiements... Selon Ben Cousins, le travail sur toute cette partie a pris plus de temps que le jeu en lui-même. Il note cependant que le jeu, actuellement en bêta, sera en développement permanent. Contrairement à un jeu classique, la sortie n'est pas la fin du développement, mais pratiquement le début: il faudra vérifier le fonctionnement, ajouter du contenu, corriger les erreurs, ajuster le gameplay...

Enfin, Ben Cousins a terminé sa conférence par l'affirmation que les jeux web étaient une partie de l'avenir de l'industrie. Selon lui, les jeux web sont aux jeux vidéo ce que la télévision est au cinéma: quelque chose de moins coûteux, de moins immersif, de moins complet, de moins impressionnant, mais aussi de beaucoup plus grand public, et de consommation plus courante et plus immédiate.

Mardi, 11h40

_ Président de Torpex Games , Bill Dugan n'est pas venu à la GDC pour parler de ses jeux, mais de la façon pour un développeur de gérer les relations avec le producteur externe du jeu (autrement dit, l'agent de liaison délégué par l'éditeur). Le rôle du producteur est de voir comment le jeu évolue chez le développeur et de donner ses conclusions régulièrement à l'éditeur. Il doit surtout s'assurer que le jeu est dans les temps, qu'il ne dépasse pas son budget et qu'il correspond au cahier des charges. Au lieu de prendre uniquement le point de vue du développeur indépendant, comme souvent, Dugan a un point de vue plus global, moins partisan. Il critique ainsi autant les producteurs qui ne s'investissent pas assez dans le jeu que ceux qui s'investissent trop. Ceux qui ne s'investissent pas assez, ou pas du tout, dans le jeu laissent une liberté quasi-complète au développeur... qui risque cependant de devoir recommencer une partie de son travail si le jeu ne correspond pas à ce qu'attendait l'éditeur. Ou pire, de voir son projet annulé. A l'inverse, le producteur qui s'investit trop risque de vouloir imposer ses vues au développeur, sans forcément avoir la crédibilité qui va avec. Bill Dugan recommande donc un producteur motivé, qui peut participer un peu à la création du jeu dans ses domaines de compétence, afin que tout le monde avance dans le même sens.

Dugan note cependant que si dans l'idéal tout le monde a intérêt à vouloir un jeu très bon et qui se vende beaucoup, ce n'est pas toujours le cas dans la réalité. Les contrats entre éditeurs et développeurs sont tels que, généralement, seuls les jeux qui dépassent le million d'exemplaires rapportent des royalties au développeur. Qui, du coup, travaille le plus souvent uniquement pour l'avance fournie par l'éditeur, et qui en a bien conscience. Le but du développeur, plus que de sortir un jeu de qualité, devient alors d'économiser le plus possible sur ses coûts, afin de conserver une partie de l'argent de l'avance. Le rôle du producteur devient alors de surveiller si le développement avance comme prévu et avec les standards de qualité demandés.

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