Haro facile sur les bourreaux

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 17 mars 2010 à 20h28
(mis à jour le 17 mars 2010 à 20h34)

L'homme est-il un salaud ? Ou n'est-il, humain trop humain, qu'un type qui obéit aux ordres ? Cinquante ans après le procès Eichmann et la thèse de la «banalité du mal» édictée par Hannah Arendt ; cinquante ans après l'expérience de Milgram sur les mécanismes de la soumission, Christophe Nick, taraudé par la question de la résistance, relance le grand débat. Et, dans le Jeu de la mort , adapte l'expérience de Milgram pour et par la télé : il s'agit d'un jeu, la Zone Xtrême (en fait un «pilote», où il n'y a rien à gagner), dans lequel les participants punissent chaque mauvaise réponse de leur partenaire d'une décharge électrique, de 80 à 460 volts. Comme dans l'expérience de Milgram, la décharge est fausse et celui qui la reçoit est un acteur, mais le candidat est vraiment persuadé de l'infliger. Et ça marche : 81% des participants sont allés jusqu'au bout des décharges, 460 volts, malgré les cris de désespoir de la fausse victime, toujours les mêmes, enregistrés par un comédien. Mieux que chez Milgram même, qui affiche un taux d'obéissance de 62%.

Un documentaire dramatisant

Attention, c'est du sérieux. Pour l'habillage sonore du Jeu de la mort , au titre déjà un rien survendeur, Christophe Nick a choisi rien moins que la musique d' Orange mécanique …« C'est à la hauteur des interrogations» , se justifie Nick. Pour l'habillage visuel - et idéologique -, ce sont des extraits volontairement salis, déformés, de concepts télé cradingues sur lesquels Nick appuie toute sa démonstration : des jeux japonais, des crétineries de MTV où l'on se complaît des chutes de skateurs ou cette démonstration de roulette russe effectuée sur la britannique Channel 4 . Seulement voilà : tout à sa démonstration que la méchante télé déteint sur la société et non l'inverse, Nick oublie de préciser que le kamikaze était en fait un illusionniste et que le revolver était chargé… à blanc ! «Peu importe, balaye Nick, la promesse c'était : on va frôler la mort.» C'est là l'argument principal du docu : «Depuis dix ans, souligne la voix off, la plupart des chaînes commerciales utilisent l'humiliation, la violence et la cruauté pour fabriquer des programmes de plus en plus extrêmes. A quand le Jeu de la mort en prime-time ?»

Plus gênant, le montage effectué pendant le faux divertissement : on voit s’alterner des plans du candidat poussant implacablement les manettes de gégène et des plans du comédien se tordant de douleur sous les décharges électriques. Or le cobaye-bourreau ne voit jamais sa pseudo-victime, il n’entend que ses cris, enregistrés. D’ailleurs, dans une des variantes de l’expérience de Milgram où le bourreau voit les réactions de sa victime, le taux d’obéissance s’effondre. Même malaise, quand, pour illustrer la difficulté à résister à l’écrasant pouvoir de la télé incarné par l’animatrice Tania Young, on montre les images du dissident chinois face aux chars de Tiananmen…

«Faire confiance à l’autorité»

Lourdingue ? Non, à peine, quelques tonnes seulement… Quelques tonnes de volonté farouche de prouver à tout prix que la télé-réalité est le mal absolu qui viennent plomber le documentaire. Dommage, car la transposition de l'expérience de Milgram à la télé était passionnante en soi. Surtout quand elle parvient à montrer cette construction de l'obéissance, cet «état agentique» dans lequel se place le sujet qui l'exonère de toute responsabilité dans l'exécution des ordres qu'on lui donne. «C'est pas moi qui me fait électrifier, alors je suis d'accord», dit l'un des participants à l'exposé du jeu par le (faux) producteur. Tous, ou presque, cèdent aux injonctions de l'animatrice. «Ne vous laissez pas impressionner» , dit Tania Young au premier cri du comédien. «Nous assumons toutes les conséquences» , balaye-t-elle, alors le cobaye envoie la sauce.

«La télévision est aujourd'hui un système à ce point puissant , énonce dans le documentaire le professeur Jean-Léon Beauvois, qui a encadré l'expérience, que son emprise sur la plupart des individus dépasse celle d'autres systèmes comme la religion.» Carrément. Et là, on se gratte la tête. Car les auteurs ont pris un soin tout particulier à évacuer tout ce qui peut aller à l'encontre de leur thèse (lire page 4). Ainsi ces candidats qui affirment avoir poussé les manettes en toute connaissance de cause n'ayant pas une seconde cru au subterfuge. L'un d'entre eux dit : «La télévision ne peut moralement pas amener quelqu'un à mourir sur scène.» Las, on l'accuse d'être dans le déni : «Ces questionneurs font un pari fou, assène le commentaire, la télé ne peut pas oser ça. Ils n'en savent rien, mais dans le doute choisissent de faire confiance à l'autorité.» Un peu facile.

En avril 2009, Libération avait pu assister au tournage de la Zone Xtrême . Depuis la régie, mais aussi le public. Là, dans les gradins, des ados, assistant à ce qu'ils étaient supposés prendre pour un vrai jeu, n'y croyaient pas une seconde : «C'est mytho» , «Ça se voit trop que c'est pas vrai» , «c'est un comédien» , commentaient-ils. «Du déni» , nous avait là aussi asséné Nick. Devant sa lucarne, le téléspectateur jugera, mais il n'est obligé de se soumettre à l'autorité de l'auteur du Jeu de la mort .

Paru dans Libération du 17 mars 2010

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