Menu
Libération

GTA IV : «Un monde où l’on peut faire exactement ce que l’on veut»

par Bruno Icher
publié le 28 avril 2008 à 15h06
(mis à jour le 29 avril 2008 à 10h56)

Dan Houser est, avec son frère Sam, cofondateur de Rockstar. A 34 ans, il est l'auteur principal de tous les épisodes de Grand Theft Auto , série majeure dont le quatrième opus sort demain. Il a longuement répondu aux questions de Libération sur son jeu et son entreprise, ses influences, la culture et la société américaine...

Quels étaient les enjeux pour ce GTA ?

_ Que le jeu soit dans la veine de Grand Theft Auto , mais aussi quelque chose de complètement différent. Ce qui signifie, en termes moins prétentieux, que ce jeu est une question de détails. La manière dont le personnage marche, à quoi il ressemble, comment les dialogues sont écrits, les pubs que l'on voit, les éclairages, tout est cohérent. Avec la haute définition, il a fallu tout améliorer, mais je crois que GTA possède un ton à lui, un style, une personnalité. L'une des raisons est qu'il est fait par la même équipe depuis les débuts. Les auteurs, producteur exécutif, producteur, designer, directeur artistique, les animateurs, tous sont là depuis le premier jeu. Les deux responsables du son sont les mêmes depuis GTA 3 . Nous nous sommes agrandis, mais fondamentalement, c'est exactement la même équipe depuis huit ans. Et nous connaissons les raccourcis.

C'est une des explications au succès des jeux Rockstar? Vous êtes l'un des seuls studios à posséder un style propre, une forme de label?

_ C'est en tout cas ce qu'on essaie. J'ai lu récemment qu'à la fin de 2008, ce serait notre dixième anniversaire. Alors j'ai regardé quelques vieux documents et j'ai trouvé des trucs que l'on avait écrits à la naissance de Rockstar quand je suis arrivé aux Etats-Unis et que mon frère Sam m'y a accueilli. On a eu cette idée de sous-label de Take Two appelé Rockstar. Ce serait notre genre de jeux. On voulait faire un nouveau type d'entreprise, ce que nous avons réussi je pense. Nous voulions avoir notre propre signature et tous les jeux répondraient à trois logiques. Faire des jeux auxquels on aurait envie de jouer, toujours considérer le gameplay de manière aussi importante que les graphismes, et en même temps consacrer des moyens de production aussi importants que dans le cinéma, notamment sur l'écriture, la musique, le style, etc.

C'était pour un public dont nous percevions l'existence. Des gens qui jouent à des jeux sur consoles et qui lisent des livres, aiment la musique. Déjà à l'époque, les jeux étaient ghettoïsés et notre but était de faire des jeux qui puissent défier la créativité des autres industries. C'est ce à quoi nous avions envie de jouer. Objectivement, nous avons des choses qui sont plus abstraites, comme un jeu de tennis de table. Nous adorons le tennis de table. Le but a toujours été de maintenir un esprit dans nos jeux, de faire de l'inattendu. Nous voulons faire des choses différentes, avec notre ton, et pas seulement des histoires de gangsters. On adore ça, mais on aime aussi faire un jeu sur un ado au lycée.

Dans GTA IV , une scène de fusillade dans la rue semble rendre hommage à Heat de Michael Mann...

_ Vice City et San Andreas reprenaient la tonalité et le style de plusieurs films et séries télé. Pour GTA IV , nous avons procédé différemment, le jeu est davantage une évocation de New York. D'une manière générale, certains films ont complètement changé le genre d'esthétique de l'action pour tous les films suivants. Même Il faut sauver le soldat Ryan n'aurait pas été possible avant Heat . Nous, nous ne pouvions pas faire ce genre de choses avant parce que nous n'avions pas assez de puissance dans la PS2. Maintenant, oui. Nous pouvons enfin combiner des effets spectaculaires et impressionnants. Je me souviens que, dans la scène du film dont vous parlez, c'était comme si les balles sifflaient à vos oreilles. Maintenant, c'est possible avec la PS3 et la Xbox 360, vous avez un son incroyable.

Beaucoup de studios parlent de la création de jeux en soulignant l'avancement parallèle du scénario et du gameplay. Comme si l'un nourrissait l'autre. C'est le cas pour vous?

_ Nous essayons de faire en sorte qu'il y ait le moins de séparation possible. Il y en a parce que je suis l'un des principaux auteurs et que je suis à New York alors que les autres gars sont en Ecosse. J'ai un collègue auteur en Ecosse qui est assis à côté des designers tandis que Leslie, un des principaux producteurs, mais aussi designer, et moi travaillons ensemble. On travaille à quatre en même temps sur les mêmes sujets. Au début, une histoire est écrite, ensuite on dessine un personnage et quelques seconds rôles. Lorsque l'histoire est prête, cela forme un long synopsis de 6 ou 8 pages que l'on met entre les mains des level designers qui vont le morceler en missions. Les missions ainsi définies me reviennent. J'écris les cinématiques, puis, avec l'autre auteur, nous écrivons les dialogues et nous avons alors terminé la première partie du boulot. Ensuite, comme on a eu un peu de temps libre, on revient sur l'ensemble, en ajoutant de nouveaux dialogues jusqu'à ce que tout tourne parfaitement.

Si l'histoire ne marche pas bien, si le sens échappe au joueur, ça peut devenir compliquée tant le jeu est long et varié. On se demande tout le temps si on se rappelle bien l'histoire. On trouve des trucs, comme un coup de téléphone pour rappeler au joueur l'endroit où nous en sommes. Nous sommes conscients du fait qu'il n'y a rien de plus vrai qu'une histoire originale. Elle peut être bien racontée ou mal racontée. Notre but, c'est d'arriver à ce que l'histoire marche en permanence, quitte à utiliser des astuces de narration. Le joueur doit avoir envie de savoir ce qui s'est passé et ce qui va se passer, pour arriver jusqu'à l'étape suivante. Si on arrive à ça, alors nous avons fait du bon boulot.

Encore une fois, notre expérience est notre gros avantage car Leslie et moi avons tellement travaillé sur la manière d'agencer tout ça, lui dans une perspective de gameplay et moi d'un point de vue narratif depuis 8 ans. Sam, le producteur exécutif, mon frère, est capable de lire tout cela et de dire oui, ça va marcher. Nous essayons toujours d'améliorer chaque partie et de changer chaque détail, mais on ne perd pas de temps avec le design basique. L'expérience est vraiment un avantage.

L'une des forces de la série GTA repose sur le soin apporté aux personnages. Qu'aviez vous en tête au moment de créer ce héros, Niko. Des héros de films, de romans?

_ Nous voulions un personnage vraiment captivant. L'autre élément important était de situer l'action à New York. Après avoir décidé ça, il fallait que ce soit quelque chose de frais, de nouveau. Nous avons déjà fait des trucs sur la mafia et on ne pouvait pas le refaire ici, bien qu'on en ait quand même fait un peu. Ce qui, à mon avis, marche vraiment bien dans le jeu, et notamment dans la relation entre le joueur et le personnage qu'il interprète, c'est le fait qu'il soit nouveau en ville. Sam a eu l'idée d'un personnage d'immigrant et j'ai bondi dessus.

C'était une idée brillante, parce que cela nous donnait une large palette de thèmes... Un émigrant d'Europe de l'Est, d'où vient toute l'immigration moderne, et aussi un criminel, comme ces types qui arrivent en Amérique comme des criminels. Cela donnait quelque chose de très réaliste mais aussi de nouveau et en même temps d'une qualité classique. Un niveau classique Americana et un autre niveau très contemporain qui n'a pas été fait et refait dans cinquante films, cinquante livres ou cinquante jeux. Alors c'est vite devenu un concept et quand nous pensions à lui comme un criminel ou comme un dur à cuire qui se fout de tout peut-être, nous pensions aussi à ce qui le rendait comme cela. Eh bien une guerre peut rendre quelqu'un comme cela, je suppose, ainsi que les années d'échecs à essayer de retourner à une vie normale après la guerre.

Nous ne voulions pas donner trop de détails sur ce passé, on voulait surtout évoquer les coups qu'il a reçu... Nous n'essayons pas de porter un jugement moral sur ce dans quoi il était impliqué, juste ce qui arrive à ces gens. Ce n'est pas important de savoir si ce qu'il a fait était bien ou mal parce qu'il était trop jeune pour connaître la différence. Ici, il est âgé d'une petite trentaine d'années, déboussolé par cette expérience dix ans auparavant.

Un peu comme dans un film noir des années 40 ou 50? Avec un héros qui n'a pas de choix, pas d'espoir de s'en sortir autrement que dans la voie du crime?

_ Exactement. Nous voulions aussi quelqu'un qui pensait qu'il avait été obligé de quitter l'Europe. C'est pourquoi nous avons inventé l'autre personnage de son cousin, qui est déjà installé en Amérique pour que cela fasse sens. Il est venu en Amérique pour voir son cousin et celui-ci est parti depuis longtemps, il ne pense qu'aux bons côtés de la vie. Il est aussi complètement naïf. Ils font un bon duo. Bref des situations aussi dramatiques que, parfois, comiques. Nous voulions que cela soit réaliste mais pas sans humour non plus. Un peu comme une comédie noire.

C'est une comédie mais c'est aussi comme un documentaire. Vous vous considérez comme un témoin de votre temps?

_ Nous n'avons pas la prétention de figurer parmi des auteurs qui ont façonné notre manière de voir leur époque. Notre vision d'Hollywood dans les années 30 ou 40, c'est Raymond Chandler. Pareil pour l'Angleterre du XIXe avec Dickens ou pour la France de Zola. Mais des jeux comme GTA3 , Vice City et surtout GTA IV ... nous sommes conscients que cela fera émerger une nouvelle forme artistique, une expérience narrative en rapport avec l'époque, comme un livre.

Cette fois, nous voulions avoir quelque chose de super contemporain qui capturerait New York. Cela signifiait capturer l’esprit de la ville, et bien sûr son allure. Peut-être que les gens ne sont pas encore convaincus que le jeu vidéo est capable de ce genre de choses. Non pas que nous essayions de faire quelque chose de très sérieux mais nous avons tenté de saisir les sensations d’un endroit, les sentiments post-11 septembre, post-obsession de l’argent, de la propriété. Ces impressions du monde moderne, ce jeu peut vraiment les transmettre parce que vous êtes bombardés de manière non littérale et non linéaire. Vous voyez et entendez des tas de choses pendant que vous jouez et, si on a fait du bon boulot, tous ces thèmes et le ton général se répercutent sur vous.

Les jeux vidéo peuvent-ils, selon vous, avoir cette valeur documentaire? Comme si on pouvait vivre les difficultés et les impasses auxquelles cet immigrant d'un pays d'Europe de l'Est est confronté quand il débarque en Amérique.

_ Ou comme moi. J'ai été un immigrant aux Etats-Unis mais pas dans une situation de pauvreté puisque j'arrivais avec un boulot. Nous avons voulu garder tout cela à une échelle naturaliste et mythique. Parce que sinon, cela aurait donné quelque chose du genre: «Où sont vos papiers?», «Vous avez commis un crime vous allez être expulsés». Mais je sentais que nous pouvions obtenir une ambiance, un sentiment que ces gens peuvent vivre quand leur choix se résume à conduire un taxi ou devenir voleur. Cela n’a rien à voir avec ce que vous vivez vous. Je ne voulais que ce soit photo réaliste, mais quelque chose de plus naturel, qui permette de mieux comprendre d’où ces gens viennent

Vous avez mis en scène les aventures d'un jeune voyou noir de Los Angeles. Là, c'est un voyou de l'Est. Vous pensez que le jeu est un moyen plus fort de ressentir les sentiments d'un personnage comme ceux-là?

_ Pas plus qu’un livre ne le peut. je crois que ce que les gens peuvent attendre de n’importe quelle forme de divertissent ou d’art narratif est l'allègement de la charge qu'est leur vie normale et une chance de vivre une expérience au-delà même de leurs rêves les plus sauvages ou de leurs pires cauchemars. D’une certaine manière, c’est vrai pour tout cela.

L'avantage du jeu vidéo, c'est de pouvoir montrer des lieux très précisément et de s'immerger dans l'environnement. Donc on n'est pas en train de regarder un film, on est dans ces endroits. Cela n'a rien à voir avec le fait d'être un gangster. C'est juste traîner avec des potes dans New York, physiquement, en rencontrant les freaks que vous y rencontreriez. Bien sûr, on a prévu des tas de choses à faire mais nous avons vu les choses de trois manières. Premièrement, que la représentation soit très précise, très bien organisée et sophistiquée, quelque chose dont nous soyons fiers. Second point, cela devait marcher avec la narration, l'aspect cinématographique, peut-être comme une longue série télé ou un grand roman épique, en tout cas structuré comme tel. Et enfin, le troisième point est que cela devait être un monde où l'on peut faire exactement ce que l'on veut. Cela doit marcher non seulement avec l'histoire mais aussi dans une perspective très individuelle. C'est un monde où il y a des tas de choses marrantes à faire et cela n'a rien à voir avec le fait d'être un gangster, mais ça colle à ce personnage. C'est là que les jeux ont quelque chose d'incroyable à amener. Et ça, on ne peut pas le faire dans un film.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique