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Libération

Drague : du clic droit au clic-clac

par Charlotte Rotman
publié le 5 mai 2010 à 15h28

Il parle de «douce révolution» . Après avoir étudié (sérieusement) le rêve du prince charmant, le premier matin, le linge, les casseroles, les agacements ou l'amour heureux… bref tout ce qui fait (ou défait) un couple, le sociologue Jean-Claude Kaufmann, directeur de recherche au CNRS, décortique la drague en ligne et la naissance du «sex@mour» . Aujourd'hui, la rencontre par Internet est devenue «un moyen ordinaire et légitime de trouver l'âme sœur» et-ou «de faire des rencontres libertines» . Avant l'apparition du Web, 72% des rencontres se faisaient dans le cercle des proches : lors des études, sur le lieu de travail, dans les réseaux familiaux et amicaux. Aujourd'hui, tout est chamboulé. Le succès d'un site comme Meetic, (844 000 abonnés l'an dernier) montre que le phénomène est massif, notamment chez les jeunes urbains diplômés, mais aussi chez les ruraux, plus enclavés. Dans un livre qui sort aujourd'hui, le sociologue, après avoir épluché forums, blogs et sites de rencontre, met à poil ces pratiques modernes. Et dévoile «un nouveau code courtois» , en racontant ce qui se fait ou pas sur le Web et dans la vie…

Des lapins en pagaille

Un quart des usagers des sites de drague, surtout des femmes, ne se rendent jamais à un rendez-vous et préfèrent le flirt virtuel. Quand rencard il y a, les deux tiers des partenaires potentiels s'envoient des photos, 86% se téléphonent. Certains se livrent à une enquête filature sur le Web, à partir d'indices laissés sur la Toile. Les études montrent que les petits mensonges, maquillages et autres arrangements photo sont fréquents sur le Net. Mais les grosses tromperies sont rares. «Ceux qui cherchent une rencontre sentimentale se trouvent pris dans une logique d'expression de soi qui les incite à un minimum de sincérité» , explique le sociologue.

Le moment venu, certains ont le trac. Fanette : «Je vais arriver d'un pas plein d'assurance, sûre de moi et tout, bien droite. Ah, en plus, ce jour-là, j'ai des petits talons. Avec des talons, je peux marcher en faisant clac, clac, ça me donne la pêche. […] Je révise mentalement tous mes trucs positifs et je me dis que je vais tout faire pour me sentir bien et arriver en forme.» Beaucoup utilisent des SMS, rassurants et informatifs ( «je suis en retard» ), qui «permettent de rompre avec ce qui avait été dit sur la Toile et d'installer la neutralité du rituel» de la rencontre, souligne le sociologue. Mais celle-ci n'a pas toujours lieu. Flashgordon, «persuadé d'avoir un pouvoir de séduction sans faille» , attendit deux heures au café jusqu'à «faire de la peine aux serveurs» . En fait, les lapins sont fréquents. Car la rencontre n'est pas la simple suite des échanges sur la Toile. Frogita a attendu dans un square, sous la pluie, a multiplié les coups de fil, puis les mails : pas de réponse. Le lendemain, elle reçoit un message : «Je ne me suis pas réveillé pour l'heure du rendez-vous» (fixé à 14 heures).

Mais qui paye l’addition ?

Le lieu de rencontre est souvent un café ordinaire, parfois un endroit savamment choisi, plus glamour ou cosy. On prend un verre, devenu «objet transitionnel» vers un deuxième verre et plus. Mais qui sort le porte-monnaie ? D'après le sociologue, ce n'est pas codifié et objet de nombreuses discussions sur la Toile : la galanterie ancestrale commanderait que ce soit l'homme, mais des années de féminisme ont changé la donne, sans compter les radins, les égalitaristes… Tout se complique aussi parce que le verre peut vite déboucher sur un plan cul. «Dès lors, le vieux geste de galanterie ne peut pas ne pas laisser planer l'idée d'un troc argent contre sexe» , estime Kaufmann. Sandra témoigne qu'il lui est arrivé «de céder à des hommes parce qu'ils avaient mis le paquet : grand resto, champagne, boîte. [Elle se sentait] coincée, redevable» . Inversement, quand «tu acceptes l'invitation en sachant que tu ne coucheras pas avec le type, tu te sens profiteuse, allumeuse, même» . Franck aime payer : «Car je peux dire à une femme que j'ai envie d'elle avec mon argent.» Pour Sophie, les choses sont plus compliquées : «Je propose systématiquement de payer en priant pour qu'il refuse. S'il me laisse payer, ça n'empêche pas de devenir amants, mais ça me refroidit. Je me mets sur la défensive. Quand un homme m'invite, il me permet de déposer les armes, d'être passive, femelle. Je suis sûre qu'il me désire.» Et c'est une féministe qui parle.

De blogs en forums, la question de l'addition rebondit. L'une pense que c'est aux hommes de mettre la main à la poche, mais qu'avec la crise «nous devons proposer de payer notre part au restaurant. Par contre, un verre, jamais !» Une autre : «Pour un simple verre, c'est à lui de payer, et s'il n'est pas capable de le faire, que m'offrira-t-il plus tard ?» Une dernière justifie de ne jamais casquer : «Nous, les femmes, nous avons des frais de représentation élevés : coiffeur, maquillage, fringues, colifichets, ces messieurs non.»

La bise ou la pelle

Déjà, il y a la bise du premier contact. La faire ou pas ? Certains s'abstiennent, même si elle est banale en France, anodine. Ou ils s'en tiennent à un bisou rapide, poli, réglementaire. Peu importe qu'avant, leurs effusions virtuelles aient été brûlantes. Une fois la bise expédiée, ou non, il reste le baiser. La pelle, quoi. Pour certains, conclure un rendez-vous sans un baiser est un épouvantable échec. Ce sont les gamers , pour qui la rencontre s'apparente à une compétition. Le date, le rendez-vous, doit se terminer au minimum par un «kiss closer» , mais surtout un «fuck closer» .

Coucher, ou pas, le premier soir ?

Cela peut paraître étonnant en 2010, mais la question se pose, et beaucoup, sur la Toile. Jojo28 lance le débat : «Préférez-vous une fille qui attend pour coucher ?» Elle a rencontré quelqu'un avec qui elle sort depuis une semaine, ils se sont beaucoup embrassés, il l'a «caressée sous le tee-shirt» , elle doit passer la nuit chez lui et interroge les internautes : «Et vous, préférez-vous attendre avant de coucher quand vous avez envie de rester avec la personne ?» Suit une pluie de conseils, dont celui de Pariss : «J'at tendrais pour m'assurer qu'il ne cherche pas juste à coucher avec moi.» Ou Dounette : «A ta place, je n'irais pas dormir chez lui. Moi, je préfère de loin attendre, même si c'est difficile parfois. On peut se retrouver coincé par le sexe.» Heureusement, Wgalou a une intervention salutaire : «Si tu le sens et que tu en as envie, tu y vas !»

Certaines préconisent d'attendre quand la relation peut déboucher sur autre chose qu'un plan cul. Francy, 30 ans: «Quand je sens que le mec est sérieux, j'attends.» On arrive vite sur le terrain moral. Poupepine se tourmente : «La question de coucher, c'est quelque chose qui m'a beaucoup torturé l'esprit. Comme : est-ce que je suis normale ou vais-je dans la mauvaise direction ? Dans la décadence ?» Beaucoup d'internautes se demandent ce qui est bien ou mal, «non pas du point de vue des règles collectives à respecter, mais plutôt de celui de la quête personnelle de bonheur» , nuance le sociologue. Et, à ce jeu, hommes et femmes ne sont pas égaux. La liberté sexuelle d'aujourd'hui, favorisée par le Net et donc davantage protégée du regard social, n'est pas totale pour la gent féminine. Les hommes continuent d'avoir le beau rôle, «ils se font les propagandistes ardents de la philosophie du bonheur facile et décontracté par les plaisirs du corps, incitant les femmes à ne plus se retenir» , écrit Kaufmann, alors que «les femmes restent sous surveillance» . Ce qui permet encore aujourd'hui à Etienne de balancer à une fille : «Si tu couches le premier soir, là, oui, t'es une salope.»

(1) Jean-Claude Kaufmann, Sex@mour, Armand Colin, 212 pages, 14,90 euros.

Paru dans Libération du 04/05/2010

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