D'Allociné à SensCritique : la course aux étoiles

par Christophe Alix, Didier Péron et Eric Loret
publié le 10 novembre 2011 à 11h41

Dans le monde numérique 2.0, le cinéma se recompose un visage et le spectateur est plus que jamais acteur d’opinion pris dans le flux des informations et plans marketing mêlés. Visite en trois sites de tailles et de natures différentes.

Le rouleau compresseur Allociné

C'est l'une des plus belles cash-machines du cinéma français. Elle s'est installée au cœur d'un nouvel écosystème qu'elle a inventé de toutes pièces et qu'elle occupe quasiment à 100% : celui de la «relation» entre le public et le monde du septième art sur Internet. Qu'il s'agisse de consulter les horaires des salles françaises, de regarder une bande-annonce, de savoir d'un coup d'œil ce que la critique de presse et les internautes pensent d'un film, Allociné est cette autoroute que tout spectateur finit par emprunter. C'est même à ce jour l'unique portail d'informations et de services en français à réunir toutes ces fonctions. «Disons qu'on a acquis un rôle important, mais sans emmerder personne» , fanfaronne Grégoire Lassalle, un ancien clown devenu l'heureux patron de cet aimant à clics et à pubs. En 2010, Allociné a réalisé 25 millions d'euros de chiffre d'affaires pour un bénéfice de 5 millions.

Au commencement, en 1993, Allociné n’était qu’un simple numéro de téléphone permettant de connaître les horaires des salles. Presque vingt ans après, c’est pêle-mêle une base de données encyclopédique, un site d’actualités, une communauté, une boutique en ligne, etc. Un agrégateur de contenus et de services dont l’audience ne cesse de grossir : elle atteint aujourd’hui 1,1 million de visiteurs uniques par jour, 30 millions de vidéos regardées chaque mois et 35 millions de visiteurs uniques dans le monde puisqu’Allociné s’est installé dans six autres pays dont la Chine, la Turquie et le Brésil. Une dimension que l’on retrouve également dans l’actionnariat de la plateforme : depuis 2007, Allociné est la propriété à 90% du fonds d’investissement américain Tiger, qui a déboursé 120 millions d’euros dans l’opération. Le site stocke plus de 30 000 bandes-annonces, ainsi que 70 000 fiches d’œuvres.

Allociné est très prisé par les internautes parce qu'ils peuvent réagir à chaud aussi bien au visionnage des bandes-annonces qu'aux films eux-mêmes. Les «avis» déposés par les internautes sont traduits en notes allant d'une à cinq étoiles. À raison de plusieurs dizaines de milliers de notes chaque semaine, la communauté d'Allociné en cumule à ce jour plus de 40 millions, un baromètre de l'opinion précieux pour la profession. «C'est un bon observatoire du bouche-à-oreille et de la viralité, on apprend plein de choses sur la manière dont nos films sont reçus , juge Régine Vial, responsable de la distribution des Films du losange, qui a notamment Melancholia et Michael à son catalogue. Allociné est un bon outil de promotion qui permet notamment de travailler les films très en amont.»

Le site n’entend pas sortir de son rôle d’intermédiaire et se garde bien d’émettre le moindre contenu éditorial critique propre (hors celui des internautes). Sa rédaction est certes large (une trentaine de journalistes), mais son rôle est de compiler et d’organiser à coups de fiches et de dossiers thématiques cette colossale masse d’informations qui grossit mois après mois et finit même par saturer le site, qui croule déjà sous les publicités, les vidéos, les fiches signalétiques, les divers webmags et les forums.

Allociné vient de surcroît de lancer une chaîne de télé gratuite dont s’occupe Alain Le Diberder, qui fut en son temps le responsable des nouveaux médias de Canal +. Un nouvel outil au service de la promotion du cinéma avec lequel Allociné compte bien étendre sa force de frappe publicitaire. Comme la quasi-totalité des acteurs d’Internet, il est à la recherche de la martingale logicielle qui permettra de proposer une offre ciblée, profilant chaque internaute en fonction de son parcours sur le site et des étoiles qu’il a pu décerner, afin d’adapter le contenu publicitaire.

SensCritique en embuscade

Le réseau social Sens critique n'est pas prêt de tailler des croupières au mastodonte Allociné, mais il est un nouvel acteur du secteur encore un peu planqué et qui pourrait bien à moyen terme tirer son épingle du jeu. Le site a été fondé par Clément Apap, Kevin Kuipers et Guillaume Boutin, le trio de Gamekult, revendu en 2007 pour financer en fonds propres l'aventure Sens critique.

Testé en circuit clos entre mars et décembre 2010, le site est ouvert à tous désormais. Une fois inscrit, on choisit les gens que l'on veut suivre (les éclaireurs) et on peut poster aussi bien des critiques que des notes (de 1 à 10) sur les films vus, mais aussi les séries, les livres, les BD et les jeux vidéo. «Le principe, c'est l'organisation de son bouche-à-oreille , explique Guillaume Boutin, responsable business du site. D'un clic, je peux avoir l'avis de mes potes ou de ceux que je considère dignes d'intérêt par affinités.»

Si Allociné empile les «avis» des internautes sur des centaines de pages, Sens critique organise la prise de parole, fait remonter les meilleurs textes, valorise les plus actifs dans la propagation d'opinions culturelles. La star du site s'appelle Torpenn. Un cinéphile pur et dur qui a posté 350 critiques, mais aussi un listeur fou. Il en a déjà fabriqué 1 317 : tops 15 des films «de brouettes» , «de marché noir» ou «avec des enfants supportables» . «Je suis arrivé sur le site par hasard , explique Torpenn, 33 ans, et ça m'a intéressé de valoriser des films que les gens ne connaissent pas. C'est un public de jeunes qui ont accès à tout mais ne connaissent rien. Enfin, ils ont de grosses lacunes. Tout le monde a vu "Fight club", mais "la Prisonnière du désert", on tombe à un rapport de 1%. Je me suis aperçu qu'il y avait une vraie demande, que la curiosité était une qualité bien partagée. Ainsi, des fans de jeux vidéo ont vu des centaines de classiques par le truchement du site qui, au passage, a permis de révéler de belles plumes.»

À la fois outil de collection, réseau social et média d'information, chaque profil pouvant se synchroniser avec sa page Facebook ou Twitter, le site, bien dessiné, clean, est pour le moment vierge de toute publicité. Qu'on se rassure, ça ne va pas durer : «On est des passionnés, mais aussi des entrepreneurs» , explique Guillaume Boutin. Cinq développeurs travaillent à temps plein aux prochaines évolutions du site (qui doit bientôt accueillir 6 millions de références musique). Les annonceurs pourront acheter des espaces et de nombreuses filiations vont voir le jour, afin qu'il soit possible d'acquérir tout ce qui est commenté, critiqué, valorisé ou descendu par les internautes, via basculement sur les plateformes d'achat et de téléchargement (Fnac, Amazon, Spotify, etc.). Avec ses 35 000 comptes déjà ouverts, 200 000 critiques postées et 6 millions de produits culturels notés, Sens critique n'est pas seulement un chouette endroit où l'on peut échanger des opinions, c'est aussi un bassin bien rangé (pour l'heure à deux tiers masculin) de consommateurs en puissance.

Cineklectic, Le retour aux sources

Dans un registre plus classique, mais non moins alternatif à la critique traditionnelle, une revue en ligne comme Cineklectic (composée de deux blogs et d'un PDF) illustre elle aussi la soif de discours, de pensée, de jugement des jeunes générations. Tifenn Jamin, 23 ans, son fondateur, est autodidacte revendiqué, grand lecteur de Biette et de Daney, mais aussi des principaux blogs ciné du Web.

Le dossier sur Fritz Lang qu'il prépare pour la revue exemplifie le grand écart théorique de sa démarche : il sera composé d'un entretien avec le spécialiste Bernard Eisenschitz et de critiques rédigées par des spectateurs «vierges» : «J'ai prêté des films à des amis qui ne connaissent pas forcément Lang. S'ils aiment, je leur proposerai d'écrire car je crois qu'à partir du moment où une sensation se forme, alors on peut écrire.» Pour lui, il s'agit de se dégager non tant des références des aînés (qu'il pratique assidûment) que des «étiquettes» . L'important est que le lecteur ne se sente pas «intimidé» , mais ait envie de partager.

C'est peut-être un retour aux fondamentaux de la critique. Non pas croire que celle-ci parle des œuvres elles-mêmes, mais savoir que ce qui est «beau» dans un film, c'est notre rapport à lui. Peut-être alors, au lieu de s'entre-mépriser, pourra-t-on mettre en application cette technique de kung-fu critique expliquée par Kant  : «Avoir l'esprit ouvert, c'est savoir s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, auxquelles beaucoup se cramponnent, et réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel – qu'on ne détermine qu'en se plaçant au point de vue d'autrui.»

Paru dans Libération du 9 novembre 2011

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus