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Benjamin Bayart : «On sera filtré, mais en plus on sera taxé» (1/2)

Le président de FDN raconte la fin troublante de son contrat avec SFR. Au-delà, cette résiliation en dit beaucoup sur les évolutions du réseau télécom en France.
par Astrid GIRARDEAU
publié le 20 août 2009 à 15h51
(mis à jour le 21 août 2009 à 11h57)

Le 30 mars dernier, le projet de loi Création et Internet revenait devant les députés. Projet contre lequel FDN (French Data Network) , le plus vieux fournisseur d'accès Internet (FAI) français, s'oppose publiquement. Ce même jour, l'association recevait de SFR, filiale de Vivendi, une lettre résiliant son contrat de collecte de trafic Internet. Puis le 31 mars, c'était au tour du fisc de les contacter. Aucun élément ne permet de faire un lien direct entre ces faits. «Dire que c'est à cause de notre combat contre Hadopi qu'on a été coupé, c'est un peu court et à la limite de la parano , commente Benjamin Bayart, président de FDN. Mais la coïncidence de dates est troublante» .

Vengeance politique ou non, selon lui le débat est ailleurs. Dans le pouvoir qu'à « SFR - Vivendi - Neuf/Cegetel » de structurer le marché des télécoms. «Vivendi est en train de purger Internet de ses derniers morceaux indépendants pour bien s'assurer que le Minitel 2.0 puisse s'imposer . Et, ça, ce n'est pas de la parano» , estime Benjamin Bayart.

Cette interview est en deux parties. La deuxième partie, qui concerne plus précisément la neutralité des réseaux , sera publiée demain.

Quel est l'historique de vos relations avec SFR-Vivendi ?

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En quatre ans, elles n'ont jamais été ni très bonnes, ni très mauvaises. Le seul point un peu tendu remonte à 2-3 ans. Ils se trompaient dans les factures, une erreur grossière, et on refusait de payer le trop facturé (qui a atteint 17000 euros). Ca s'est terminé avec la directrice commerciale de l'opérateur au bout du fil lançant : «Vous nous emmerdez, vous êtes trop petits. Pourquoi on se prend la tête pour un contrat à la con. Ce qu'on va faire, c'est résilier». Un quart d'heure plus tard, une fois compris ce que je lui expliquais, c'était réglé. Depuis ils nous envoient les bonnes factures qu'on paye rubis sur l'ongle. Une décision comme ça, un peu sanguine, ne ressort pas sous forme de recommandé deux ans et demi plus tard sans un coup de fil ou autre chose.

Selon vous, il y a donc eu quelque chose ?

_ Je n'en sais rien. Soit quelqu'un est tombé sur nous dans un listing, et a fait : «Qu'est ce qu'ils font encore là eux ? On va les retirer» . Soit oui, il y a eu quelque chose. La coïncidence de date est curieuse. On aurait reçu la même lettre en novembre, ça ne correspondait à rien. Là, elle a été envoyée le 30 mars. Or le 30 mars, on était à un jet de tomate de la loge des lobbyistes de Vivendi à l'Assemblée nationale. Maintenant croire qu'une maison aussi immense et lourde que SFR soit capable d'une telle agilité est surprenant.

Après dans l'affaire Bourreau-Guggenheim , qui aurait pu croire que le groupe Bouygues était capable d'une telle agilité ? Car finalement si on est au courant, c'est juste que la DRH de TF1 a été suffisamment cruche pour lui montrer le mail. C'est tellement invraisemblable de se faire virer car on a écrit à son député. Tellement XIXe siècle. De mon côté, j'ai juste reçu un recommandé. Je n'ai pas été voir dans leurs dossiers. Si ça se trouve il y a un mail forwardé d'un député ou d'un ministre dont on a dit du mal. C'est peu probable. Mais c'est troublant.

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«C'est tellement invraisemblable de se faire virer car on a écrit à son député.»

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Et derrière, s'ajoute le fisc ?

_ Ca fait douze ans que le fisc se contrefout de ce qu'on déclare (ils s'étaient alors intéressés à nous suite à une dénonciation). Or le 31 mars je recevais un courrier à propos de la taxe professionnelle. Le fisc me demandant quelle est la valeur locative de notre siège social pour pouvoir calculer cette taxe. Il faut savoir qu'on parle de 20 euros. FDN n'a ni salariés ni locaux. Et le siège social, c'est une étagère chez moi.

Pourquoi avoir attendu pour en parler publiquement ?

_ La résiliation a eu lieu le 30 mars, sans coupure, et avec un préavis de trois mois. On a d'abord décidé de sauver nos adhérents : trouver un nouvel opérateur de collecte (Nerim), faire les raccordements, les tests, avant de tout balancer. Ce qui s'est fait autour du 6 juillet. On n'a pas osé en parler avant car les cons, ça ose tout. En trois minutes, ils pouvaient très bien couper nos lignes ou la collecte.

Mais Neuf n'a pas le monopole du marché de la collecte en France ?

_ Ils sont actuellement trois opérateurs : France Télécom, Neuf-Cegetel et Completel. FT n'a aucune liberté de mouvement sur ses tarifs. En gros, sa grille ne peut pas être modifiée sans passer par l' ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Ses tarifs sont assez raisonnables, mais excluent les petits car ils contiennent des frais fixes. Il y avait Neuf et Cegetel [fusionnés en 2005 ndlr] qui pendant des années se sont affrontés et ont signés des petits contrats, comme le notre, pour grappiller des bouts de marché. Et puis, il y a Completel qui essaie de rentrer dans la danse, mais avec une offre suffisamment mal ficelée pour qu'elle n'intéresse ni les petits, ni les gros. En fait, il n'y a plus de choix.

Que révèle au fond cette affaire ?

_ Le vrai sujet n'est pas de savoir si c'est lié à Hadopi. Le fond du problème est que SFR, ou plutôt Vivendi, est en train de faire le marché à sa main. Tous les gros clients de Neuf-Cegetel ont été rachetés (AOL, Télé2, etc.) et maintenant ils veulent dégager les petits. C'est-à-dire définir la taille de clients qui a le droit d'exister en France. Plusieurs fois, j'ai entendu le commercial me dire : «ce ne sera pas rentable». Mais qu'est-ce qu'il en sait ? C'est mon business. Pas le sien. Et on n'a jamais perdu un euro sur l'accès ADSL.

Qu'entendez-vous par faire le marché à sa main ?

_ Vivendi milite frontalement pour Hadopi, c'est-à-dire pour un système où les gens ne sont pas libres d'échanger entre eux, mais où ils sont filtrés, surveillés, mouchardés. Dans deux mois, vous verrez les mêmes militer pour avoir une taxe pour accéder aux contenus. Non seulement on sera filtré, mais en plus on sera taxé. Ce sera fromage et dessert.

Vivendi vit à l'heure actuelle dans un équilibre bizarre où sa plus grosse source de revenus est SFR. Sachant que le contenu est valorisable. Et qu'ils aimeraient bien amener le téléphone fixe sur un modèle économique proche de celui du téléphone mobile aujourd'hui.

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«TF1 en perte d'audience, ça n'est pas surprenant.»

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C'est-à-dire ?

_ Un espèce d'oligopole où ils sont trois-quatre à ne pas trop se tirer dessus. Où ils peuvent vendre le contenu extrêmement cher sur un réseau assez fermé. Par exemple quand on vous vante la possibilité d'écouter ou d'acheter de la musique sur un portable, bizarrement ça n'est jamais de la musique libre de droit, mais toujours de la musique vendue par le partenaire privilégié de l'opérateur. C'est un choix de société, mais à priori ce choix marchera mal.

En quoi est-ce un choix de société ?

_ Il faut comprendre l'influence des moyens de communication sur la société. Il n'y a rien de plus fondamental pour un être humain que de communiquer. Un bébé à qui on ne parle pas meurt. Et la façon dont on parle définit la société dans laquelle on vit. L'imprimerie a défini une société qui n'avait rien à voir avec celle des moines copistes. Et ça n'est pas seulement une question de business du livre. Si la société du XXe siècle n'a rien à voir avec celle du XVe siècle, c'est en partie car l'imprimerie a restructuré la société en profondeur.

La télévision et la radio ont eu des effets similaires. La société de la télévision ne vit pas avec les mêmes images, réflexes et modes de relation entre les gens que celle du livre. Et la société du réseau acentré, le village global, Internet, sculpte une société encore radicalement différente. Mieux ou moins bien, je n'en sais rien, mais ça n'est pas le même modèle de société. TF1 en perte d'audience, ça n'est pas surprenant. Que les gens se tournent de plus en plus vers Internet, et de moins en moins vers les canaux centralisés que sont la télévision et la presse traditionnelle, ça n'est pas surprenant. Et c'est entre autres car ils peuvent y contribuer.

Pourtant, aujourd'hui, dans cette société du réseau, 95% des gens sont passifs...

_ Ce n'est pas vrai. Oui, 95% des gens qui ont actuellement un abonnement Internet en France sont passifs. Parce qu'ils s'en servent comme d'un minitel et vivent dans la société de la télévision. On ne restructure pas une société en six mois ou dix ans, c'est un process long. La volonté de produire croit au moins autant que celle de consommer. Il y a une vraie courbe d'apprentissage d'Internet.

En 1997, avec l'arrivée du grand public, la plupart étaient là exclusivement en consommateurs passifs. Idem en 2001 avec la grosse vague venue avec le haut débit. Puis, en 2004, cette même foule a commencé à ouvrir des blogs. Et aujourd'hui, c'est d'une banalité affligeante. N'importe quel lycéen a au minimum un skyblog. L'étape d'après, c'est le lycéen qui voudra avoir un blog sans être soumis au diktat de quelqu'un d'autre.

Ca fait jeuniste de dire ça, mais on apprend plus vite à 15 ans qu'à 60. Ceux qui ont 15 ans apprennent très facilement la nouvelle structure de la société du réseau alors que ceux qui en ont 60 ont tendance à se demander ce que font les gamins. C'est normal, ça a toujours été comme ça.

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«95% des gens qui ont actuellement un abonnement Internet s'en servent comme d'un minitel »

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Il reste cependant un public pour un Internet encadré...

_ Certains sont effectivement demandeurs d'un réseau non-neutre dans lequel ils sont bien encadrés, où on leur propose de la bonne vidéo de chez Disney et où ils ne risquent pas de tomber sur un truc dérangeant. Que ce soit du porno ou simplement de l'art bizarre. Mais il y en a de moins en moins. Alors qu'il y a de plus en plus de gens qui y sont fortement opposés. Et la technique même d'Internet fait qu'on ne pourra pas les contenir. C'est très facile avec n'importe quel accès GSM -- tout ce qu'il y a de non neutre -- d'obtenir un accès neutre en un quart d'heure . Il suffit d'avoir les bons outils.

Quels genres d'outils ?

_ Par exemple, un bête tunnel. Ca fait partie des jouets que FDN compte sortir. L'idée est de connecter son net-book avec sa clé 3G à leur Internet tout bridé et simplement double-cliquer sur un soft qui va se connecter chez FDN. Du coup toute la connexion passe dans le tunnel. Et on a ainsi ainsi accès à tout, dont Skype . Pour SFR, Bouygues ou Orange, cela correspond à une communication chiffrée. Ils veulent filtrer ce port ? On mettra le 443 (celui qui permet de faire ses courses sur le net) ; ils ne peuvent pas l'enlever. Ils décident de filtrer vers l'adresse IP de FDN ? On trouvera une adresse ailleurs.

En réaction à loi Création et Internet, vous nous aviez annoncé le développement d'autres outils...

_ À aucun moment on incitera les gens à se conduire en contradiction avec la loi. Mais quand la loi prévoit une sanction collective et qu'on peut l'éviter, on l'évite. Et on a un moyen très simple : fournir une IP fixe à nos abonnés. S'il y a cinq personnes dans le foyer, il est très facile de fournir cinq identifiants de connexion, et que chacun rentre son identifiant avant de se connecter. Ainsi on saura qui utilisait la connexion quand le délit a été identifié. Et on suspendra l'accès à Internet de cette personne. Pas celle du foyer.

L'idée est de laisser l'adhérent créer les accès qu'il veut. FDN a besoin de connaitre l'identité de l'adhérent pour qu'il ait le droit de vote en Assemblée Générale, mais pas celle des autres membres du foyer. Finalement, on permet à la justice d'être plus fiable en fournissant de bonnes informations. Et objectivement, tous les opérateurs peuvent le faire. Après si les ayants droit estiment qu'il y a usurpation d'identité et usage de faux nom, la loi y prévoit. Ce n'est pas à nous de le traiter. Ce sera mis en place avant la fin de l'été, avant donc la mise en œuvre d'Hadopi.

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«On a quatre ans d'arriéré de pratiques bizarres»

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Quelle va être la suite de cette affaire ?

_ On envisage trois étapes. La première est d'aller discuter avec l'ARCEP car on considère qu'il y a de vrais questions de régulation à poser. Qu'un gros opérateur se permette de choisir quels opérateurs ont le droit de survivre et dans quelles conditions, c'est que quelque chose ne va pas. Quand en plus cet opérateur est celui qui porte le plus atteinte à la neutralité du réseau, et qu'il est cul et chemise avec les marchands de contenus qui espèrent faire main basse sur le réseau, ce n'est pas neutre.

On a quatre ans d'arriéré de pratiques bizarres à exposer. Par exemple, pourquoi Neuf nous vendait en moyenne 35 ou 40 euros ce qu'ils vendent au public 14,90 euros. Par quelle magie comptable le prix de gros peut être supérieur au prix de détail, sachant que nous assurons nous-même le support des abonnés. Il y a mille questions comme ça, pas nettes, pas claires, pas franches qui mériteraient que le régulateur s'y plonge.

Cette affaire va nous donner l'occasion d'apprendre la procédure du contentieux à l'ARCEP car on a d'autres sujets en stock. Tels l'accès à l'Internet mobile, l'accès aux réseaux d'initiative publique ((RIP),...

Que sont les réseaux d'initiative publique ?

_ Les RIP sont les réseaux mis en œuvre par les collectivités territoriales. Or selon l' article L1425-1 du code des collectivités territoriales, cela est ouvert à tous les opérateurs au même tarif et dans les mêmes conditions. Il y a plusieurs de ces réseaux qui nous intéressent et pour lesquels on a demandé à être client. Mais on n'a jamais pu les obtenir. Et c'est parfaitement contraire à la loi.

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«Si on arrête de réguler le marché des télécoms, en quinze jours il n'y a plus aucun autre opérateur ADSL qu'Orange»

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Après l'ARCEP...?

_ ...l'Europe. À peu près n'importe qui se sentant lésé peut aller parler avec la Commission Européenne. En général, si on les contacte avec des informations étayées et des exemples à l'appui, ils peuvent vous envoyer balader, mais avec des arguments. Si on estime qu'il y a un vrai problème de régulation en France, on ira donc en discuter avec la CE. Soit via une saisie relativement formelle pour expliquer que l'ARCEP n'a pas fait son boulot, mais je ne pense pas que ça sera le cas. Soit via une saisie plus informelle pour indiquer que l'ARCEP a appliqué des directives européennes, textes qui amènent à des choses mauvaises, et soulèvent un problème qu'il viendrait de lever. Ce qui en pleine discussion autour du Paquet Télécom pourrait s'avérer constructif.

Le problème de fond est assez facile à expliquer. Le principe du ciseau tarifaire d'une part, et la concurrence en trust d'autre part. Le fait que Neuf soit à la fois notre fournisseur et notre concurrent est malsain. Ça ne peut pas marcher. Il faut bien être conscient que si on arrête de réguler le marché des télécoms, en quinze jours il n'y a plus aucun autre opérateur ADSL qu'Orange. Ce n'est pas le marché qui régule, mais la loi et la régulation. Donc l'état du marché dépend à 100% des choix du régulateur et des textes européens. La situation en France sur le marché du téléphone mobile, c'est l'ARCEP et l'Europe. Point. Celle dramatique de pays comme la Belgique ou la Grande-Bretagne en matière de télécoms, c'est le régulateur local et l'Europe.

Et la troisième étape ?

_ C'est un point de droit commercial. Le contrat signé avec Cegetel est relativement carré avec des cas de résiliation précis. Or l'article cité dans la lettre de résiliation ne correspond pas du tout à l'un de ces articles. La résiliation elle-même n'a donc pas de valeur juridique. Et ils vont devoir en trouver une. Maintenant qui attaquer ? J'ai signé un contrat avec Cegetel. Le patron de Cegetel m'a averti par courrier qu'ils devenaient Neuf-Cegetel. Mais c'est SFR qui m'a envoyé la lettre de dénonciation du contrat. Je ne sais pas si je dois attaquer Neuf ou SFR. Ou peut-être les deux, sachant que comme toujours dans les histoires de fusion, les deux entités juridiques continuent d'exister quelques années. Ça, c'est la partie la plus coûteuse car elle demande un avocat et d'aller au tribunal. Mais ça vaut le coup.

Votre affaire est-elle isolée ?

_ Je soupçonne qu'il y ait eu d'autres opérateurs dans le même cas. Par exemple NetPratique . Et une PME comme NetPratique n'y survit pas. Alors qu'une association telle FDN, qui tourne sur du bénévolat et n'a pas de salaire à verser à la fin du mois, c'est très dur à faire mourir. C'est une des raisons pour laquelle on peut aller jouer le zorro des télécoms devant le régulateur. Et si on n'a jamais été lui parler jusqu'ici, c'est qu'on savait que huit jours après on recevrait un recommandé nous mettant dehors.

Suite de l'entretien : Benjamin Bayart : « La neutralité du net est un pilier des libertés fondamentales » (2/2)

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