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Libération

Après, un débat houleux avec Hondelatte

publié le 17 mars 2010 à 20h27

Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine a participé à l'enregistrement du débat diffusé par France 2 ce soir à 22 h 05. Expérience de soumission à l'autorité de l'animateur…

«Lors de l'enregistrement de ce débat faisant suite à l'admirable documentaire de Christophe Nick, s'est produit un incident violent, démontrant combien il est difficile de critiquer la télé à la télé. Précisons qu'il aura fallu à la chaîne une rare audace pour programmer ce documentaire, qui fait honneur au service public. Animé par Christophe Hondelatte, le débat débute par l'interview d'un candidat "obéissant", étant allé jusqu'à 460 volts. "Que pouvez-vous nous dire sur vous ?" Et le candidat de répondre qu'il travaille dans le social. Ouf, nous voilà soulagés : ce n'est donc pas un méchant dans la vraie vie. Hondelatte : "Il faut quand même dire une chose importante, vous concernant… - En fait, là, je préférerais ne pas en parler. Il s'agit de ma vie privée. - Mais si, allez : dites-le nous ! - J'aimerais mieux pas. - C'est important : vous êtes homosexuel !" Malaise. Quel est le but de la manœuvre ? Suggérer que l'homosexualité prédispose à électrocuter son prochain ? Atmosphère de chasse aux sorcières… Puis arrive mon tour. "Cette soirée est précieuse, dis-je. Nous avons l'occasion de nous interroger sur le pouvoir de la télévision. Mais la façon dont la discussion s'est engagée me rend pessimiste. Les mécanismes de soumission et de domination que révèle le Jeu de la mort peuvent s'instaurer même dans un débat d'idées. Pas besoin d'électricité. Nous venons d'assister à un interrogatoire. On demande à un participant "obéissant" de nous prouver qu'il n'est pas un sale type, alors que 80 % des gens ont fait comme lui. Et puis on étale sa vie privée. Cela démontre que le plateau de télévision est un dispositif coercitif où le présentateur a le pouvoir."

A la fin de ma tirade, Christophe Hondelatte, contracté, tend le bras : "Bon, ben c'est très simple. Tu vois la porte, là ? Tu dégages ! Pas de ça dans mon émission. - Quoi ? Je ne vous permets pas de me parler sur ce ton. - C'est moi qui commande ici. Je suis le capitaine. Compris ? Alors, tu te lèves, là, et on va s'expliquer. Juste toi et moi, dans ma loge. Face à face !" Debout devant moi, il hurle et gesticule. Je suis estomaqué.

Effet de miroir : après le Jeu de la mort , voilà le "débat de la mort". Le présentateur me donne un ordre tyrannique et j'ai deux solutions. Obtempérer mais ma présence sera sucrée au montage… Ou désobéir, résister. "Ecoutez, lui dis-je, le but de cette émission est de montrer que le présentateur a trop de pouvoir sur le plateau. Et vous croyez que je vais vous obéir ? Vous rêvez !" "Même si le débat est foutu, je m'en fous, reprend Hondelatte. Tu m'as traité de terroriste… - Je n'ai jamais employé ce mot. Je ne vous ai pas injurié, n'ai diffamé personne et j'ai usé de ma liberté d'expression." Après vingt minutes de ce bras de fer, quand il a été clair que je ne décanillerais pas, Hondelatte a fait signe de relancer le tournage. Les échanges ont été confus, chaotiques et le débat saboté.

Au-delà de Hondelatte, cet épisode confirme les thèses de Pierre Bourdieu dans Sur la télévision , pamphlet qui me paraissait jusqu'alors contestable. Primo , Bourdieu conseille de n'accepter que les débats en direct ou, sinon, d'exiger un regard sur le montage. Secundo , Bourdieu dénonce l'arbitrage biaisé du présentateur. Tertio, on croit assister à un vrai débat, tandis qu'en réalité "le dispositif (est) préalablement monté, par des conversations téléphoniques préparatoires avec les participants […], il n'y a pas de place pour l'improvisation, pour la parole libre, débridée, trop risquée, voire dangereuse pour le présentateur" . Ainsi, le candidat obéissant avait été sondé et avait raconté avoir courageusement assumé son homosexualité, être donc capable de résistance. Une fois confronté au ton inquisitorial de Hondelatte, il a eu envie de se rétracter. Trop tard.

Quelle leçon ! Oui, la télévision est capable de se remettre en cause. Mais c'est pour aussitôt redevenir elle-même : un outil de domination symbolique. On ne peut pas davantage croire en son autocritique qu'on ne peut se fier à l'alcoolique jurant : "Demain, j'arrête de boire !" »

Paru dans Libération du 17 mars 2010

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